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Dirigé par Sasha Goetzel, le Borusan Orchestra ouvre sa saison à Istanbul - Une avancée vivifiante - Compte-rendu

Un sang vif court sur le vieux Bosphore avec une formidable formation classique, le Borusan Istanbul Philharmonic Orchestra (BIPO), prêt à défendre avec une énergie réjouissante tout ce répertoire musical qui de Bach aux compositeurs turcs contemporains, tisse un lien subtil avec la pensée occidentale. On l’a vu cet été, où la phalange et son charismatique chef, l’Autrichien Sasha Goetzel, obtinrent un succès retentissant aux Proms de Londres : ce fut un vrai déchaînement du public au joyeux Albert Hall, lequel accueillait pour la première fois un orchestre turc et s’enchantait du programme, Promesse d’Orient.  
 
On sait combien la société turque des grandes cités a pu se passionner pour une telle culture, et combien d’immenses artistes en sont issus, de la diva Leyla Gencer, dont un concours perpétue la mémoire, à des géants tels Hüseyin Sermet, Idil Biret et aujourd’hui Fazil Say. Depuis l’intérêt manifesté au XIXe siècle pour l’opéra italien, auquel le pays est resté fidèle, la connaissance de la musique occidentale s’est amplifiée lorsqu’Atatürk envoya des jeunes gens dans les universités européennes, et notamment à Paris. Le mouvement était lancé, qui ne devait plus s’interrompre.
 
Avec le Borusan Istanbul Philharmonic Orchestra, le BIPO, c’est un nouvel élan qui est donné par la Borusan Holding, puissant groupe métallurgique turc. Créé il y a 14 ans, l’Orchestre s’est trouvé intégré à un programme d’éducation et d’enseignement  pour promouvoir toute formes d’art, la musique en devenant peu à peu le fer de lance: ce fut d’abord un orchestre de chambre, puis le succès et la demande s’amplifiant, il se transforma en  philharmonique avec de jeunes musiciens exclusivement turcs, venus de tout le pays, et choisis avec une grande rigueur par le chef fondateur Gürer Aykal. Un quatuor figure aussi dans les propositions de la Borusan Foundation,  auquel s’ajoute un chœur d’enfants, qui va chercher et former les jeunes talents dans leur nid.
 
Peu à peu, l’emprise de l’Orchestre s’est étendue sur la vie musicale de la cité, puisqu’il est aujourd’hui  le partenaire privilégié du Festival d’Istanbul, et le support du prestigieux concours Leyla Gencer, tandis que sa saison de concerts mensuels s’offre le luxe de solistes fabuleux, tels Renée Fleming, Angela Gheorghiu, Maxim Vengerov, Murray Perahia et cette année Juan Diego Flórez, sur qui s’est ouvert la saison, avant, un peu plus tard, Arcadi Volodos, Julian Rachlin et Bryn Terfel. Sans parler des tournées qui commencent à étendre sa réputation à l’étranger, d’Athènes à Bruxelles et Londres.
 
Mais un orchestre porte avant tout l’empreinte de son chef, et cette fois c’est à un conducteur de la nouvelle génération que le BIPO a confié ses musiciens : on connaît Sasha Goetzel , principal chef invité de l’Orchestre de Bretagne (ce qui l’amène à parler français) et du Kanagawa Philharmonic Orchestra, pour sa nature de vif argent, son goût de l’ouverture et de la tradition subtilement mêlés, son ardeur à secouer les torpeurs parfois trop liées à un répertoire multiséculaire et à une société choisie.

Comme Gustavo Dudamel, comme Andris Nelsons, comme Kristjan Järvi, et dans la lignée d’un Simon Rattle, Goetzel déborde de projets vivifiants, mais d’abord, c’est une relation d’amour qui le lie à cet orchestre qu’il dirige depuis cinq ans : « Il déploie un son absolument authentique, qui lui vient de son attachement au folklore turc, et une intense curiosité, ce qui a permis de jouer des Symphonies de Mahler qui n’avaient pas été exécutées ici, la   Symphonien° 9 de Dvorak, ou la Missa Solemnis de Beethoven, nouvelle en Turquie, mais aussi des compositeurs turcs délaissés, comme Ulvi Cemal Erkin, dont le langage a été influencé par le foudroyant changement de la musique au XXe siècle, et que nous tentons de faire redécouvrir, en concert mais aussi par le disque.
Tout comme des pièces magistrales et rarement données, ainsi la Tragédie de Salomé de Florent Schmitt, et des compositeurs tels Hindemith, Schulhoff, Holst et Respighi. En plus, il faut être pragmatique, et ne pas enregistrer par exemple le Sacre du Printemps que tous les géants ont marqué de leur empreinte! Je ne parle évidemment pas de Schéhérazade, qui figure dans notre 3e CD chez Onyx, car elle est incontournable en raison de son immense popularité dans cette terre d’orient. ». Une interprétation étincelante, il faut le souligner !
 
Autre axe dont il s’émerveille, le fait que « de l’Empire ottoman au Pérou, son pays natal, ce soit partout le même Juan Diego qui suscite l’enthousiasme ! ». Flórez donc, vedette rossinienne et donizettienne en ouverture de la saison mais dans un programme essentiellement français. Sasha Goetzel , fervent défenseur de l’élégance et des délicates couleurs d’une certaine musique française, la pratique assidûment et c’est dans ce répertoire que le nouveau Flórez a déployé ses qualités de lyrisme. Avec quelque sagesse, il faut l’avouer, dans cette musique difficile qui pour être raffinée n’en est pas moins empreinte d’une sensualité à laquelle Rossini ne l’a guère habitué.
Dans La Jolie fille de Perth ou Lakmé on a certes savouré sa tenue et sa clarté mais Werther de Massenet ou Les Troyens de Berlioz ont un rien pâti d’un peu de timidité dans l’émotion. Puis Roméo et Juliette de Gounod, l’emmenait enfin vers le soleil ! Enfin, Verdi, en bis, avec Jérusalem, Rigoletto, et c’était le Flórez de demain, voix riche soudain élargie, s’épanouissant dans la vigueur et la dynamique qui sont davantage son fait. Le public, dont les « applaudissements sont authentiques », dit Goetzel, et qui n’obéit pas à des usages, s’est alors enflammé. Dont acte.
 
Encadrant ces grands airs de bravoure, on avait pu prendre la mesure de l’intime alliance du chef et de l’orchestre, nerveux, réactif, brillant, dans des pages françaises, dont la Farandole de l’Arlésienne. Et porteuse d’une joie communicative. On les espère bien sûr un jour en France, mais il est tellement émouvant de les entendre sur les rives du Bosphore !
 
Jacqueline Thuilleux
 
Istanbul, Lütfi Kirdar ICEC, 9 octobre 2014.
Prochain concert du BIPO, le 6 novembre 2014, direction Sascha Goetzel, Richard Strauss, avec Tamar Iano, soprano. www.borusansanat.com
 
3 CD chez Onyx, dont le dernier : Schéhérazade de Rimski-Korsakov, Islamey de Balakirev, Esquisses caucasiennes d’Ippolitov-Ivanov, et Köçekçe d’Erkin

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