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Daphnis et Alcimadure de Mondonville au Festival Passions Baroques de Montauban 2022 (reprise à Toulouse les 12 et 13 oct.) – Eclatante résurrection –Compte-rendu

La 8ème édition du Festival Passions baroques de Montauban restera dans les mémoires comme celle de l'éclatante résurrection, en ouverture d'une programmation 2022 quelque peu resserrée mais à marquer d'une pierre blanche, du seul opéra en langue occitane connu, ou conservé. Peu d'espoir néanmoins de trouver autre chose, l'ouvrage de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772), musique et livret, répondant à une situation politico-culturelle spécifique. Daphnis et Alcimadure (1), d'après La Fontaine, devait renaître sur la Scène nationale de Narbonne, patrie de Mondonville, dans le cadre du Festival Radio France Occitanie Montpellier 2020. Covid oblige, c'est finalement au Théâtre Olympe de Gouges de Montauban que les mêmes interprètes : Les Passions – Orchestre baroque de Montauban et Les Éléments, ont redonné vie, en version de concert, à cette œuvre insolite et véritablement d'envergure, sous la direction du fondateur et directeur artistique de l'Orchestre et du Festival : Jean-Marc Andrieu. Avant cette recréation fut projeté à l'Espace des Augustins, sur l'autre rive du Tarn, un documentaire passionnant : Enquèsta sus un opèra en occitan. Replacer l'ouvrage dans son contexte tout en contant l'histoire de sa résurrection, également via l'intense action pédagogique en milieu scolaire, indissociable de l'engagement des Passions, le tout présenté et commenté par la soprano, linguiste et professeur d'occitan Muriel Batbie-Castell.
 
Entre-deux méridional
 
Un opéra en occitan ? En pleine Querelle des Bouffons, Mondonville prend fait et cause pour le « parti français » et produit Vénus et Adonis (1752) puis Titon et l'Aurore (1753). Créé aussitôt après, en 1754, devant le roi et la cour à Fontainebleau, Daphnis et Alcimadure va pour ainsi dire couper l'herbe sous le pied du « parti italien » en proposant un entre-deux méridional : soit une musique très française pour une langue chantée aux senteurs de Méditerranée – thématique générale de cette édition 2022 de Passions baroques. Les créateurs en furent les stars incontestées de l'époque : en Alcimadure la soprano Marie Fel (une Bordelaise, interprète majeure de Rameau, créatrice notamment de Thalie et de La Folie dans Platée) ; en Daphnis le haute-contre Pierre Jélyotte (un Béarnais, créateur du rôle-titre de Platée) ; en Jeanet le ténor, ou taille, Jean-Paul Spesoller, dit Latour (d'Occitanie lui aussi, sans doute de Carcassonne) – tous parlant l'occitan, mais pas le même tant il y a de variantes entre Limousin et Catalogne, Bordelais ou région toulousaine (où se déroule l'intrigue), Languedoc et même Provence. Mondonville tranche plus ou moins la question en sous-titrant l'œuvre « Pastorale languedocienne ». La production a fait appel à Muriel Batbie-Castell comme conseillère linguistique, afin notamment d'harmoniser la prononciation, pour une couleur générale donc « languedocienne ». L'œuvre connut au XVIIIun vif succès attesté par des productions dans plus de vingt-cinq villes, puis, les créateurs « occitans » ayant cessé de chanter, Mondonville en proposa en 1768 une version… en français.
 

© Auxie Boivin

Une patiente reconstitution
 
Redécouvert en 1977 avec la thèse de Roberte Marchard, Daphnis et Alcimadure fut recréé en 1981 lors du premier Festival Montpellier-Danse : chorégraphie de Dominique Bagouet, décors de Jean Hugo, Louis Bertholon dirigeant l'Orchestre de Montpellier – sur instruments modernes –, version alors publiée en vinyle. C'est peu dire que la version « historiquement informée » et magnifiquement aboutie de Jean-Marc Andrieu est à des années-lumière de cette première approche moderne. Deux années ont été nécessaires au musicien pour restituer et éditer la partition – ne serait-ce que pour recréer les parties intermédiaires de cordes mais aussi de vents quand ils doublent les cordes (les solos des bassons, flûtes et hautbois par paires, très généreusement sollicités, étant quant à eux de la main de Mondonville) : seuls dessus et basse, selon la tradition, étaient alors écrits en toutes notes.
 
Intonation savoureuse
 
Histoire de pastourelle et pastoureaux, l'ouvrage est précédé (pour ne pas brusquer d'entrée de jeu le public de Fontainebleau ?) d'un vaste Prologue en français célébrant Clémence Isaure, mythique fondatrice, en 1323, de la compagnie des Jeux Floraux de Toulouse, section couronnée de deux trompettes naturelles (deux cors viendront colorer la « scène du loup » à l'Acte II). « Dans ce séjour riant et fortuné, Phoebus, Flore et l'Amour ont fixé leur empire », chante Isaure, interprétée par Hélène Le Corre, superbe d'éloquence française dans ce « rôle désincarné » avec chœur – Les Éléments de Joël Suhubiette, fidèles des Passions ici préparés par Jean-Marc Andrieu : seize solistes faisant corps avec esprit et l'exceptionnelle musicalité que l'on sait. L'orchestre Les Passions, lui-même suprêmement préparé et d'un panache époustouflant alliant extrême précision, subjuguante rythmique et intonation savoureuse, fit d'emblée merveille dans les innombrables sections, comme tout au long de l'ouvrage, en forme de danses concises et d'une prodigieuse inventivité, sans cesse renouvelée. Un émerveillement de chaque instant.
 

© C. Sevin
 
 Lou plazé de la bido, acos la gayétat
 
Cette pastorale avec chœur compte trois actes mettant en scène Daphnis, véritablement incarné musicalement, même en version de concert et à l'instar des deux autres protagonistes, par François-Nicolas Geslot, haute-contre, éperdument amoureux d'Alcimadure (Alcimaduro en occitan). Laquelle, interprétée par Élodie Fonnard (photo) rendant intensément compte de l'évolution psychologique du personnage, ne veut rien savoir : « Lou plazé de la bido / Acos la gayétat [Le plaisir de la vie, c'est la gaieté] / Et quand on se marido / On perd sa libertat ». Frère de l'indépendante pastourelle, Jeanet la presse de choisir Daphnis (il est riche !) et va mettre à l'épreuve Daphnis pour convaincre Alcimadure. Fabien Hyon (photo) excelle dans ce rôle auquel Mondonville offre à l'Acte II une gratifiante évocation de la guerre, Jeanet se faisant passer, soldat fanfaron, pour un potentiel rival de Daphnis. Coup de génie de Mondonville homme de théâtre, qui insère une section on ne peut plus différente de l'esprit pastoral régnant sur l'ouvrage, alors dynamisé par d'autres moyens, dont une bonne dose d'humour : « D'abor on entén lous tambours / Que fan brut à bous rendré sours. / En s'approchan, pif, paf, on se chamaillo […] On entén rounfla lou canou / Poun, poun, coumo la basso countinuo » – au clavecin, puisque Jeanet tend la perche, un autre fidèle des Passions, Yvan Garcia. Et contrairement à La Fontaine, l'histoire chez Mondonville finit en happy end.
 
La soirée montalbanaise a été enregistrée, pour une parution chez Ligia Digital en début d'année 2023, cependant que solistes, Passions et Éléments redonneront Daphnis et Alcimadure au Capitole de Toulouse les 12 et 13 octobre prochains – avec captation vidéo le 13 par les Films Figures Libres pour diffusion ultérieure sur une chaîne musicale. Pas un spectateur-auditeur de cette merveilleuse production qui n'ait formulé à Montauban ce même souhait : voir un jour l'ouvrage en version scénique, avec une chorégraphie digne de la musique de Mondonville.
 

T for two © Auxie Boivin
 
Un XVIIIe siècle intimiste
 
Un tout autre format, le lendemain dimanche en fin de matinée, mais sans quitter le XVIIIe siècle, versant chambriste. Pour la troisième fois, le Festival Passions baroques était reçu au château de Lamotte, à Bardigues (2), merveilleuse « maison des champs » entre Montauban et Agen. L'ensemble T for Two, traverso et théorbe / guitare baroque : Alice Szymanski et Albane Imbs, proposait un programme français et italien d'une vivifiante diversité. Sonate de Vivaldi puis Suite de danses de Robert de Visée (professeur de guitare de Louis XIV) pour flûte avec théorbe – distribution avant tout éminemment française de l'époque pour un véritable dialogue de solistes ; Suite de danses du Bolognais Domenico Pellegrini (v.1617-ap.1682), seule incursion dans le XVIIet pour guitare baroque seule, délicieusement sonore ; Sonate de Vivaldi (attribuée à, bien que mélodiquement assez singulière) avec théorbe ; somptueuse Suite pour flûte seule (avec ou, comme ici, sans basse) de Joseph Bodin de Boismortier, un Mosellan qui vécut à Perpignan : œuvre ambitieuse jouant magnifiquement des (grands) écarts de tessiture pour, par moments, un quasi et vertigineux dédoublement de l'instrument – où l'imposante sonorité du traverso d'Alice Szymanski confirma une présence radieuse, ce que l'interprète explique par une formation initiale à la flûte traversière moderne et sa technique de souffle spécifique ; et pour conclure une Chaconne de Michel de La Barre, flûte et théorbe, qui fit fondre de bonheur un public venu nombreux. À noter que l'on retrouvera Albane Imbs le 8 octobre tant à Montauban (« Impromptu » à 15 heures, Médiathèque) qu'à Puycornet (église de Gibiniargues, 20h30) dans un programme, Amours italiennes , partagé avec la soprano Clémence Garcia (3).
 

Les éléments ( dir. Joël Suhubiette) © Auxie Boivin

 
De l'appel à la prière à l'invocation de l'ivresse
 
Retour au Théâtre Olympe de Gouges en fin d'après-midi pour un concert du chœur de chambre Les Éléments, rappel de l'exceptionnelle ampleur de leur répertoire – plus rien ici de l'enivrant soleil de Mondonville, mais un périple puissamment exigeant et musicalement ardu. Joël Suhubiette y proposait, présentant chaque pièce au fur et à mesure de ce concert a cappella intitulé Méditerranée sacrée, un enchaînement d'œuvres savamment articulé qui demeure l'un des programmes phares des Éléments, objet d'un CD L'empreinte digitale en 2009 (4). Laissant de côté le parler occitan évoqué la veille, les œuvres y font dialoguer les langues des autres rives de la Mer intérieure : l'hébreu et l'araméen avec Salomone Rossi, le latin avec Tomás Luis de Victoria, le Llibre Vermell de Montserrat, Carlo Gesualdo et Antonio Lotti, l'arabe et le grec avec Zad Moultaka, puis de nouveau le grec et l'araméen avec Alexandros Markeas. Prouesses vocales et musicalité impressionnantes, tant au niveau de chacun que du groupe, le propre d'un chœur de chambre constitué de solistes.

Mention particulière pour les œuvres résultant de commandes et crées par Les Éléments – sachant que la modernité n'est pas l'apanage exclusif des œuvres d'aujourd'hui dans un tel programme ! Celles (2010) du compositeur libanais Zad Moultaka (né en 1967) : Men èntè, en arabe et pour cinq voix d'hommes (merveilleuse chorégraphie des différents pupitres, sans cesse en mouvement tout au long du programme) et Then thèlo, en grec sur le Psaume 137, pour voix de femmes, mais aussi, refermant le concert, Lama sabaqtani (des « dernières paroles du Christ en croix »), en araméen, envoûtante superposition de tenues sifflées et de mouvantes litanies. Celle (2009) du compositeur grec Alexandros Markeas (né en 1965), remarquable triptyque d'après Les bacchantes d'Euripide, mettant extraordinairement en valeur les seize voix solistes, de la simple exhalaison du souffle jusqu'au cri, de l'appel à la prière à l'invocation de l'ivresse.
 
Le Festival Passions baroques se poursuit, avec d'autres invités de marque tels le Concerto Soave de Jean-Marc Aymes ou encore Pierre Hantaï accompagné de musiciens des Passions en l'abbaye de Beaulieu-en-Rouergue – avant de replonger dans les délices de Mondonville au Capitole de Toulouse, prolongement extraterritorial du Festival…

 
Michel Roubinet

 8ème Festival Passions baroques de Montauban, du 1er au 9 octobre 2022 – concerts des 1er et 2 octobre
www.les-passions.fr/fr/festival-passions-baroques-8/
Reprise de Daphnis et Alcimadure au théâtre du Capitole de Toulouse les 12 et 13 octobre 2022 // www.theatreducapitole.fr/web/guest/affichage-evenement/-/event/event/6076629
 
 
(1www.les-passions.fr/fr/daphnis-et-alcimadure-de-mondonville/
 
(2) Château de Lamotte-Bardigues
patrivia.net/visit/chateau-de-lamotte

(3www.concertclassic.com/article/la-popeliniere-mecene-de-rameau-musique-en-dialogue-aux-carmelites-toulouse-vivifiante
 
(4www.les-elements.fr/fr/nos-programmes-et-nos-creations/mediterranee-sacree
 
Photo © C. Sevin

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