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« Dans La Vestale le drame vient du cœur et doit faire mal » - Une interview d’Ermonela Jaho, soprano

Intrépide et frondeuse, la soprano albanaise Ermonela Jaho est une habituée des scènes françaises, où elle a remporté plus que des succès d'estime, de véritables consécrations. Si Paris a mis plus de temps à la découvrir, elle y débute enfin dans un rôle à la mesure de son talent, Julia, héroïne trépidante de la fameuse Vestale de Spontini, opéra créé à Paris en 1807, qui réapparaît enfin dans sa version originale en français. La cantatrice, qui se produira aussi cette saison à Avignon et à Lyon, a accepté de répondre à nos questions, dans un italien véloce.

En novembre 2008 ici même au TCE, vous aviez remporté un grand succès dans Anna Bolena de Donizetti, donnée en version de concert sous la baguette de Evelino Pido. Rien d'étonnant à ce que l'on vous retrouve aujourd'hui à l'affiche d'une production attendue, celle de la rare Vestale de Spontini en français. Du point de vue de l'écriture vocale, de qui Julia est-elle l'héritière et quelles sont ses caractéristiques ?

Ermonela Jaho : Quand je regarde Julia du point de vue vocal, je me dis qu'il s'agit d'un rôle difficile et je ne m'en étais pas rendu compte avant de le travailler intégralement, car avant de remporter le Concours Spontini à Ancona, je n’avais écouté que les airs enregistrés par Maria Callas. J'ai immédiatement éprouvé un grand intérêt pour cette musique, qu'il est compliqué de dater avec précision, car tout y est dramatique l’aria, le récitatif, la cabalette, rien n'est répété et si l'on doit reprendre les mêmes paroles, les phrases sont différentes d'un point de vue harmonique. Spontini s'appuie également sur une déclamation très large qui accentue l'aspect dramatique. Mais entre préparer un air et travailler l’œuvre dans sa totalité, il y a un monde : de plus, la version italienne est bien différente de l'original français, d'autant plus que la moitié de l'opéra a été taillée. J'étais ravie de découvrir la partition, mais j'ai également été prise de panique en découvrant sa longueur et les difficultés qu’elle présente. Julia évolue au fil de l'ouvrage ; d'abord adolescente, sa voix doit être légère, aérienne, puis la jeune femme devient plus méditative et son caractère se fait plus intense en fonction du drame et quand elle doit mourir, Spontini fait appel à des sonorités proches du mezzo-soprano. Il s'agit d'un énorme défi, mais je sais que les couleurs que le compositeur a inventées sont le reflet de ses états d'âme. Cette jeune femme se trouve contrainte, c'est une grande amoureuse qui trouve dans cette situation la force de se battre, contre elle même et les autres. La voix doit toujours être un pont qui part de mon cœur vers celui du public.

A quel autre rôle vous fait-elle penser ? A Alceste ?

E. J. : Oui tout à fait, elle en est très proche. Son écriture s'apparente également à celle très particulière de Cherubini, adepte de la grande déclamation classique ; je me souviens d'avoir enregistré des airs de Demofonte et j'ai retrouvé les mêmes harmonies. Spontini demande énormément aux interprètes, mais vous savez je chante depuis plus de vingt ans et j'aime construire mes personnages d'un point de vue dramatique. J'aime chanter La Bohème, mais j'adore aussi me lancer dans de nouvelles aventures qui m’enrichissent.

Qu'est-ce que ce nouveau rôle va vous permettre d'exprimer que vous n'aviez pas encore pu transmettre au public?

E. J. : Julia mêle étroitement musique et drame avec une palette d'émotions humaines que je qualifierais de très explosives ; bonheur et tristesse y sont violemment décrits et pour une méditerranéenne comme moi qui viens d'Albanie, des Balkans, où l'on ne craint pas de s'exprimer de façon « hystérique » pour dire ce que l'on pense à voix haute, ce rôle me permet de retrouver cette fureur que j'avais du mal à extérioriser, étant une enfant timide, et que le chant m'a donné la possibilité d'exprimer. Ici le drame vient du cœur et doit faire mal, plus encore que dans La Traviata et j'aime cela, car je peux forcer le trait, aller plus loin dans la souffrance humaine. Julia est jeune et vulnérable et ses émotions, idéalisées, sont proclamées « a voce alta », sans crainte des retombées. Je dois avouer que je regrette presque la fin heureuse, qui vient dénaturer la tonalité générale de l'œuvre. Mais dans cette production le spectateur sera surpris car Eric Lacascade a imaginé un effet que je ne peux vous dévoiler. Nous avons la chance de réaliser avec lui un vrai travail collectif ce qui est rare de nos jours. Nous sommes tous extrêmement concernés et je suis persuadée que cette vérité sera perçue par le public. Ici il n'y a pas de rôle principal isolé dans sa tour d'ivoire, mais une authentique collaboration de tous et à tous les niveaux, ce qui procure une énergie étonnante. Ce degré de préparation et de disponibilité de la part d'un metteur en scène est un réel motif de satisfaction.

Bien que créée à Paris en français, La Vestale a été régulièrement remise à l'honneur au XXe siècle grâce à Rosa Ponselle, puis par Maria Callas, ou encore Renata Scotto, mais en italien, la seule tentative en français ayant été celle de Riccardo Muti à la Scala en 1993 avec Karen Huffstod. Comment expliquez-vous que cette œuvre ne soit pas parvenue à s'inscrire au répertoire ? Qu'est-ce qui lui fait défaut selon vous ?

E. J. : Je pense tout simplement que l'on s'est régulièrement éloigné du drame et du théâtre pour laisser les metteurs en scène travailler l’effet immédiat plutôt que la réflexion. Il faut de la patience, ne pas être pressé, car ces œuvres représentent un défi et pas uniquement pour les chanteurs ; il ne suffit pas d'exécuter correctement les notes, car le public se déplace encore pour écouter de la musique et être touché par la sincérité et la vérité des artistes. Nous ne sommes pas loin du théâtre grec et de la catharsis et je suis convaincue que si l'on oublie ce principe on passe à côté de quelque chose de fondamental. Pour fonctionner, ces éléments doivent être défendus par un esprit de troupe qui doit être celui de l'établissement tout entier et je dois dire qu'au TCE cette politique se ressent très fortement.

Comment avez-vous réagi au fait que votre metteur en scène, Eric Lacascade, réalise ici sa première mise en scène d'opéra : est-ce fréquent ?

E. J. : Pour être honnête j'ai craint que son manque d'expérience ne nuise à la qualité du spectacle, mais je me suis vite rassurée en me disant qu'il venait du théâtre, et je dois reconnaître que depuis la première lecture nous avons travaillé avec beaucoup de minutie et d'intensité. Il s'agit d'une vraie démarche constructive, qui part du texte et se traduit par un grand naturel qu'il s'agisse des mouvements ou des regards. Je travaille depuis longtemps ; j'ai collaboré avec des régisseurs fameux venus du cinéma et du théâtre qui ne prêtaient aucune attention aux interprètes et s'imaginaient qu'ils ne pouvaient rien tirer d'eux. Eric est quelqu'un de curieux, de disponible, qui a conscience de notre exigence et se montre d'une grande humilité. Il reconnaît sa non connaissance de la musique, mais n'oublie jamais de nous demander si ce qu'il nous fait faire est commode, car il sait que nous devons trouver la place pour respirer, pour prendre certains appuis, pour exécuter correctement une vocalise.

Comment s'est passée la relation entre le chef Jérémie Rhorer et le metteur en scène ?

E. J. : Nous avons le sentiment de vivre une très belle expérience, riche du point de vue du théâtre comme je viens de vous le dire et de la musique, car Jérémie est un grand maestro qui aime également partager et confronter les idées. Je sors de la première répétition avec l'orchestre et je suis ravie, car il est soucieux des couleurs, qui sont le reflet des sentiments des personnages et je suis convaincue que le résultat sera à la hauteur de nos espérances.

En quelques années vous vous êtes constitué un vaste répertoire avec des rôles rarement chantés par une seule et même voix : Violetta, Micaela, Mireille, Luisa Miller, Gilda, Lucia, Thais, Blanche de la Force, Maria Stuarda, Manon Lescaut, Mimi, Vittelia, Amina, Semiramide ou encore Sapho. Dans quelle tessiture vous sentez-vous le plus à l’aise et, à ce jour, dans quel rôle votre voix est selon vous le plus à son avantage ?

E. J. : Je peux me définir comme un soprano lyrique, mais je me suis toujours fiée à moi-même et à mon instinct, cherchant régulièrement à dépasser mes propres limites pour voir jusqu'où je pouvais aller. J'aime les défis et pour avoir entendu par exemple qu'il fallait plusieurs voix pour chanter Violetta, je suis aujourd'hui en mesure de dire que ce n'est pas exact. Il est plus important selon moi de traduire les états d’âme dans lesquels se trouve cette héroïne, que de chercher à modifier sa voix. Lorsque je dois chanter des coloratures, je me mets dans la peau d'une enfant qui va devoir donner au public un sentiment de joie et cela me permet de résoudre les problèmes purement techniques ; il en va de même avec la fraîcheur que doit dégager la juvénile Butterfly au premier acte de l'opéra. Je ne pense pas qu'il faille une grande voix pour être vraie, mais il faut en revanche posséder un grand cœur pour toucher le public. Je ne prétends pas avoir une voix exceptionnelle et j'ai conscience qu'il me faut encore travailler pour venir à bout de certaines exigences vocales, mais je crois être capable de trouver la sincérité d'un personnage, car si je m'identifie à lui, si je suis habité par sa personnalité le public me suivra. Sur scène je me donne à 100%, comme s'il s'agissait de la première et de la dernière fois que je chantais. Vous savez je sais pertinemment que ma voix ne restera pas éternellement dans cet état et qu'un jour ou l'autre je mourrai. J'ai appris à être quelqu'un d'autre en chantant, à me sentir libre et forte ; il m'arrive d'avoir l'impression d'être nue spirituellement, de me sentir vulnérable, mais le désir de donner aux autres est si pressant que je me sens portée, transformée.

Butterfly à Avignon (en novembre), et Amelia a Lyon (en juin) vous permettront de retrouver cette saison le public français qui vous a très tôt ouvert les bras : qu'est-ce qui le différencie des autres publics ?

E. J. : Lorsque je chante en France j'ai toujours l'impression de passer un examen, comme à l'école. Je me souviens de ma toute première Traviata à Marseille, accueillie après le premier acte par un silence glacial. Cela m'a surpris car en Italie on a l’habitude de se manifester très vivement, mais à l'issue de la représentation j'ai eu droit à une standing ovation accompagnée de hurlements qui m'ont impressionnée. Tu ne peux pas tromper le public français ; il peut pardonner des imperfections, mais s'il sent que tu es authentique, que tu lui as tout donné, alors il t'aime follement et te mesure comme artiste. Quand je dois aborder un nouveau rôle je sais que les Français sauront juger ma prestation et me faire savoir si je suis apte ou pas à continuer. Je le dis régulièrement, il s'agit du public le plus difficile qui soit, mais du plus vrai. Chanter est un éternel recommencement, c'est comme remplir un puits sans fond, nous devons nous battre tous les jours, car il ne faut jamais oublier qu'un artiste n'est jamais arrivé.

Propos recueillis, le 7 octobre 2013, et traduit de l’italien par François Lesueur

Spontini : La Vestale
Les 15, 18, 20, 23, 25, 28 octobre 2013 – 19h 30 (17h le le 20)
Paris – Théâtre des Champs-Elysées 

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Photo : DR
 

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