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Concert inaugural de l’Orchestre Philharmonique du Maghreb à Marrakech - Jubilatoire - Compte rendu

Pierre Loti ou Claude Farrère auraient pu la décrire ! Une aventure surréaliste que la naissance de cet Orchestre Philharmonique du Maghreb, qui vient de voir le jour sous les frimas marocains de janvier, envers et contre tout : pour le meilleur, car la musique y fut gagnante. L’idée de départ ? Rassembler des musiciens de culture classique occidentale issus des trois pays du Maghreb, Maroc, Algérie, Tunisie, en espérant, vœu ô combien pieux, en trouver aussi un jour en Mauritanie et en Lybie. Les faire se rencontrer pour une session de début d’année, afin d’offrir en quelques concerts l’image d’une unité créée par la musique, germée sur le terreau que l’on voudrait commun de ces nations sœurs. Un modèle un peu inspiré de l’exemple de Daniel Barenboïm, qui soude périodiquement avec son West-Eastern Divan, artistes israéliens et arabes devenus frères d’armes à coups d’archets.
 

Farid Bensaïd © FTC
 
L’âme du projet, un homme qui concilie terre et ciel, sens pratique et idéalisme, enracinement dans son horizon, le Maroc, et ouverture sur la culture de son deuxième pays, la France, où il fit ses études: Farid Bensaïd, ingénieur, homme d’affaires et entrepreneur, est aussi violoniste, et ne pouvant choisir entre ses deux passions, il a, dit -il « choisi de pratiquer les deux ». Il passe donc de ses bureaux au pupitre de premier violon de l’Orchestre Philharmonique du Maroc, créé en 1997 à Rabat.
 
Rien n’arrête cet aventurier d’une philanthropie reposant sur la culture, musicale en particulier, et s’il œuvre aussi bien pour le Concours de Piano de l’Orchestre Philharmonique du Maroc, que pour l’Ecole de danse et de Musique de Rabat ouverte en 2003, un autre exemple que celui de Barenboïm l’inspire aussi, celui du Sistema de José Antonio Abreu au Venezuela : en effet  sa Fondation, Ténor pour la Culture, se bat, dans le cadre d’un programme intitulé Mazaya, pour arracher à l’ignorance et ses méfaits des enfants à l’abandon, qui reçoivent à la fois enseignement scolaire et musical, Un orchestre de jeunes suivra, dont 6000 personnes à Rabat et Casablanca ont eu l’an passé l’esquisse en quatre concerts.
 
Difficile projet que celui qui aboutit aujourd’hui à cet Orchestre Philharmonique du Maghreb, enthousiaste et déjà talentueux, soudé le temps d’une session par la baguette trépidante de Fayçal Karoui, dont on sait les origines tunisiennes, même si sa vie et sa carrière se sont déroulées de Paris à New York et Pau, dont il dirige avec amour l’Orchestre Symphonique : dans l’arène, près de 70 musiciens dont les deux tiers viennent du solide Orchestre du Maroc, outre des apports d’origine tunisienne et algérienne. Un début, car il est difficile de donner une identité sonore en si peu de répétitions, puisque Karoui n’a pu les prendre en main que deux jours avant le premier concert. Il dit d’ailleurs combien il a admiré la discipline de ces musiciens.
 
Difficile surtout de remuer l’indifférence des Etats, car la Tunisie et l’Algérie ont fort peu répondu aux appels d’offre de Farid Bensaïd, attendant sans doute de voir comment allait tourner l’aventure. Les musiciens présents sont donc venus de leur propre élan, le plus souvent de France d’ailleurs, à quelques exceptions près, comme la formation de Farouk S’habou, violoncelliste, dont le quatuor à cordes Cadences, est basé à Tunis.
 
Un beau fond de cordes, des cors un peu à la dérive, des vents raffinés, des percussions solides ont donc soudés leurs forces et leurs faiblesses pour rendre hommage à Mozart, Beethoven et Rachmaninov. En un programme énorme joué sans entracte, qui disait l’appétit de cet orchestre filant : avec le soutien de solistes magnifiques. Outre Fayçal Karoui, dont, on l’a dit, l’ardeur a électrisé ces musiciens, Farid Bensaïd avait convié l’exquise Amel Brahim-Djelloul, native d’Alger, qui poursuit une magnifique carrière de soprano lyrique.
 
 «  Certes, la musique classique n’était pas dans la culture locale à Alger, dit elle, mais dans mon enfance, il y avait beaucoup de slaves en Algérie, et là-bas mon professeur fut tchèque ». Les événements de 1988 ont tout bloqué. La suite s’est passée en France pour Amel, devenue une baroqueuse d’exception autant qu’une amoureuse du répertoire léger français, fine actrice de surcroît. On l’a donc vue, magnifique dans une tenue de mariée algérienne (la sienne propre en l’occurrence), comme prête pour l’Enlèvement au sérail, enchaîner une série d’airs de Mozart d’une voix lumineuse et dorée, de l’Exultate jubilate à l’air de concert Alma grande, en passant par Chérubin, Suzanne et Despina.
 

 

Dina Bensaid (à g.) et Amel Brahim-Djelloul (à dr.) © DR

Immense contraste avec le 2ème Concerto de Rachmaninov, dans lequel la pianiste Dina Bensaïd et Fayçal Karoui ont confronté des natures aussi fortes l’une que l’autre. La jeune femme, fille de Farid, est une des valeurs sûres de la génération montante, formée au CNSMD de Paris. Native de Casablanca, elle a grandi, dit elle, avec l’Orchestre Philharmonique du Maroc, avant de parfaire ses études en France, et la musique imprègne sa vie : au point qu’à vingt ans, il y a quelques années, elle a pris en main les destinées du délicieux Festival des alizés (1), à Essaouira.

« J’y tente cette année l’aventure de la grande musique allemande, de Beethoven à Brahms pour que la manifestation soit reliée par un fil conducteur, outre une présentation pour chaque concert, en français et en arabe, et j’y introduis de jeunes artistes marocains ». Ardente et brillante, Dina Bensaïd a dans les doigts une belle force de frappe, et développe une vision large et romantique, ressentie dans son Rachmaninov, qu’elle jouait pour la première fois. Et dans le cœur une énergie irréductible, comme son père sans doute.

Pourtant le lieu, pour le dernier de ces concerts, étagés de Rabat à Casablanca, était pour le moins homérique. Car si Marrakech a ses palais luxuriants, elle a aussi ses châteaux de vent : celui où se déroulait la manifestation trouvait  « abri » dans le théâtre raté, inachevé, délabré, dont la ville s’est dotée il y a une quinzaine d’années. Fière allure pourtant, avec ses airs de temple romain,  mais une scène inaccessible au regard de la moitié de la salle, un ciel ouvert, aujourd’hui couvert de bâches, dont les trous laissaient passer la pluie. Difficile pour le public, encore plus pour les musiciens frigorifiés, qui se sont heureusement lancés avec rage dans la 5e Symphonie de Beethoven, comme un hymne de résistance ! Interprétation qui réchauffait et faisait passer au second plan les aléas de la soirée.
 
L’an prochain, l’aventure continue, s’élargit avec un projet plus ambitieux encore, puisque c’est le Requiem de Verdi qui est programmé. La porte est ouverte, il faut continuer de tracer la route. D’autant que le Maroc dans les années à venir sera mieux équipé pour ce genre de manifestation : on attend l’ouverture du Casarts érigé par Christian de Portzamparc à Casablanca, avec une salle de 1800 places, celle du Grand Théâtre Royal imaginé par Zaha Hadid à Rabat, ville où ce type de culture a davantage droit de cité. Au cœur de son engagement, Farid Bensaïd ose le mot de fraternité. Lui, comme sa fille, sont de ces gens qui ne lâcheront pas ce en quoi ils croient : quelle chance que ce soit la musique.

(1) Printemps Musical des Alizés, du 23 au 26 avril 2015. www.printempsmusicaldesalizes.org
 
Jacqueline Thuilleux
 
Marrakech - Théâtre Royal - 13 janvier 2015

Photo © DR

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