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Compte-rendu - Triomphe pour


Retransmis en direct par France Musique et l'Union des Radios européennes, le concert de musique française dirigé par Seiji Ozawa à la tête de l'Orchestre Natonal de France a constitué l'un des temps forts de la fin de saison au Théâtre des Champs-Elysées. Signe qui ne trompe pas: il a fallu bisser la création mondiale de la dernière oeuvre d'Henri Dutilleux, Le temps l'horloge, commande du Festival de Saito Kinen à Matsumoto, de l'Orchestre de Boston et de Radio France, dédiée à la soprano américaine Renée Fleming et au chef japonais Seiji Ozawa. On n'avait pas senti une telle unanimité depuis ce Festival d'Aix-en-Provence de 1970 où Mstislav Rostropovitch avait du bisser la création de son Concerto pour violoncelle « Tout un monde lointain ».

Une vingtaine de minutes qui semblent couler de source et nous transportent hors du temps malgré leur titre emprunté au poème de Jean Tardieu qui ouvre ce cycle de quatre mélodies Le temps l'horloge. Trois d'entre elles – Le temps l'horloge, Le masque de Jean Tardieu et Le dernier poème de Robert Desnos - furent créées lors du dernier Festival de Matsumoto. L'encre de la dernière, Enivrez-vous de Charles Baudelaire, est à peine sèche... et Renée Fleming a préféré se munir du manuscrit du maître ! Le temps, voilà, en effet, la grande affaire d'Henri Dutilleux et de toute son oeuvre. Il n'aura cessé jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à ses 93 printemps (il est né à Angers en 1916), de courir après – à moins que ça ne soit devant - cet insaisissable lutin grimaçant qui le nargue, mais ne semble toutefois n'avoir aucune prise sur la force créatrice du compositeur français vivant le plus joué à travers le monde.

Je n'aurai pas l'impudence d'évoquer le classicisme dans la perfection de la forme musicale chez Dutilleux: ce serait l'enfermer dans un académisme auquel il a toujours su échapper par des pirouettes aussi habiles que novatrices. Notons qu'il a trouvé d'emblée pour les quatre poèmes qui l'ont inspiré l'équilibre sonore parfait entre la voix soliste et le mystère instrumental qui l'enchâsse. Equilibre et complémentarité encore – et pour en finir avec la forme ! - entre la vocalité, la virtuosité consentie à Renée Fleming ainsi qu'aux poètes qu'elle enchante, et une orchestration aussi limpide qu'efficace. Non, Dutilleux n'a pas ouvert un beau matin des recueils de poèmes en quête d'inspiration. Le temps l'horloge est le fruit d'une longue maturation – et chez l'auteur des Métaboles cela peut prendre des décennies comme les sculptures de stalactites – d'une fraternité avec des textes dont il a jaugé le poids, dont le contenu l'a nourri en reposant en lui comme un vin de garde dans quelque recoin de sa mémoire au temps aboli, et dont en poète à la narine frémissante le maître va soudain s'enivrer...

Car n'oublions jamais que cet homme si attentif aux autres, si fraternel, a souvent puisé son inspiration en Touraine sur le lieu où mourut Saint Martin, à Candes, ce poème de pierres grises niché au confluent de la Vienne et de la Loire, au pays de Rabelais et du vin de Chinon. On s'étonnera moins alors de la conclusion baudelairienne du cycle : Enivrez-vous : Bacchus n'est pas que le dieu du vin, il a aussi inventé la musique. C'est Orphée qui l'a dit. C'est aussi l'avis d'Emmanuel Chabrier, Auvergnat installé en Touraine qu'admire beaucoup Henri Dutilleux. A en croire les petites notes de clavecin dont il pimente avec humour deux passages de sa dernière oeuvre, on jurerait qu'il a également pensé à un autre Tourangeau, grand maitre de la mélodie : Francis Poulenc.

Il lui a volé sa liberté et son art d'accrocher des notes aux mots qui font mouche. Dans le deuxième et magnifique poème de Tardieu, Le masque, il va même jusqu'à suspendre le chant l'instant d'un vers – je reste du côté du visage – confiant à sa soliste cette incrustation parlée, faisant silence pour mieux la souligner. Cette mélodie, l'une des plus belles de la musique française, commence dans le souffle de la petite harmonie et s'éteint sur l'évanescence des cordes aigues. Le Dernier poème de Desnos est si poignant qu'Henri Dutilleux avec son instinct si infaillible a vu qu'il ne pouvait passer sans transition de la désespérance de l'amour à l'ivresse baudelairienne : comme il a toujours aimé à le faire, il a ajouté un Interlude d'une minute dans le medium des violoncelles piqué de quelques pincements de clavecin ironiques. Dutilleux préfère dans le nombre des mouvements l'impair qu'il a pratiqué dans toutes ses oeuvres, y compris les dernières, de The Shadows of time (Les ombres du temps) aux Correspondances.

Sans vouloir en rajouter, il est évident que la fin du poème de Baudelaire : « Pour ne pas être les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse... » touche aujourd'hui plus que jamais le compositeur parvenu au grand âge qui parfois empêche son corps de suivre la vivacité de son intelligence et de son imagination créatrice. Cela aussi est inscrit aux creux de ses notes pour ceux qui voudront bien entendre le martyre du poète.

Ce chef-d'oeuvre, Seiji Ozawa avait tenu à l'inscrire avec sa délicatesse habituelle entre ses parrains que sont le Ravel de Ma mère l'Oye et le Berlioz de la Suite de Roméo et Juliette. Chacun en est sorti grandi.

Jacques Doucelin

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 7 mai 2009

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Photo : DR

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