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Compte-rendu : Quadrature du cercle réussie - Lucio Silla à Nantes

Lucio Silla faisait le soir de sa création milanaise six heures de spectacle : les ballets doublaient le temps de l’opéra, d’où une abondance de récitatifs qui ralentissaient l’action dramatique. Pour la si convaincante proposition d’Emmanuelle Bastet, Angers-Nantes Opéra a conservé quasiment toute la musique, mais resserré ces impossibles récitatifs que plus personne aujourd’hui ne sait vraiment animer. Effet immédiat, on assiste médusé à un festival Giunia, l’amoureuse malheureuse du sénateur proscrit Cecilio, guettée par le désir dangereux du dictateur Silla, de fait le caractère central de l’opéra. Sur cette trame classique des conflits entre politique et sphère privée, résolue par la magnanimité du souverain, à laquelle Mozart reviendra par deux fois avec Mithridate puis La Clemenza di Tito, le jeune compositeur (seize ans) écrivit une partition plus nostalgique que brillante – même la virtuosité vocale inhérente à l’écriture pour les castrats y est inféodée d’abord aux sentiments – avec de grands moments de tensions psychologiques et souvent une teinte funèbre. Son génie est à l’œuvre tout au long des deux heures et demie d’une musique qui sollicite grandement l’orchestre.

C’est ici le seul bémol de cette nouvelle production : la modeste formation du parfait écrin mozartien qu’est le Théâtre Graslin est trop exposée en Mozart, à nu en termes de volumes et de couleurs, mais Thomas Rösner l’anime toujours avec à propos, relève le défi avec élégance, soutenant ses chanteurs d’une science certaine : l’art excuse les moyens, c’est trop souvent l’inverse dans des maisons mieux dotées.

Giunia, c’est Jane Archibald. Découverte en Reine de la Nuit, admirée en Zerbinetta, en Olympia, brillante et profonde, elle trouve avec cette héroïne assez tragique un personnage où elle laisse transparaître ça et là le pathétisme d’une Constance, l’un de ses autres rôles fétiches. Tout y est, bien entendu la virtuosité impeccable, le timbre tour à tour adamantin et profond (la voix prend du médium, se « romantise », elle mûrit pour une future Ophélie dont on rêve déjà), le caractère dans ses plus infimes variations. De sa haute silhouette elle apparaît à la fois brisée et volontaire. Une incarnation simplement idéale à laquelle guère de cantatrices par le passé sont parvenues (à l’exception d’Arleen Auger, que l’art de Jane Archibald évoque souvent). Autour de cette perfection le plateau s’organise parfaitement : il faudra suivre de près Paola Gardina, Cecilio hanté, qui ose le pianissimo, voix ambrée, timbre à la Von Stade, admirable dans l’émotion, un rien moins dans le feu des vocalises (mais on était à la première, cela se fera). Cinna percutant selon Jaël Azzaretti, délicieuse Celia, fruitée, mutine, avec déjà de beaux moyens, adorablement campée par Céleste Lazarenko, et pour donner un vrai sens au drame, enfin une Lucio Silla juvénile, l’impeccable Tiberius Simu.

Toute en suggestion, avec son miroir révélateur, ses panneaux en jeux d’ombres, ses éclairages où la bougie met ses ombres troubles (admirables de bout en bout, signés par François Thouret), le spectacle doit autant à la scénographie exemplaire de simplicité et de poésie de Tim Northam, prolongée par ses très beaux costumes d’époque, qu’à la mise en scène toute en suggestion d’Emmanuelle Bastet. Reprenant le langage subtil qu’elle avait déployée dans son Cosi fan tutte Bordelais, elle parvient à force de justesse psychologique et de gestes aussi élégants qu’expressifs, à dérigidifier le seria. Quadrature du cercle réussie par un spectacle exemplaire, à cent lieux des divagations politiques qui jusqu’ici ont encombrées l’œuvre.

Jean-Charles Hoffelé

Mozart : Lucio Silla - Nantes, Théâtre Graslin, le 7 mars, puis les 9, 11, 14 et 16 mars, puis au Grand Théâtre d’Angers les 24, 26 et 28 mars. Le spectacle sera repris à l’Opéra de Rennes, mais sans Jane Archibald, le 30 avril et les 5, 7 et 9 mai 2010.

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Photo : Jeff Rabillon
 

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