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Compte-rendu : My Fair Lady au Châtelet - So lovely

Sentir une salle ronronner de bonheur et battre des mains avec ravissement, sans les débordements ou les grincements des grands concerts ou opéras, voilà un instant précieux. Surtout quand le plaisir ne doit rien à la provocation triviale ou au mauvais goût. Jean-Luc Choplin a réussi pleinement son pari, en imposant au Châtelet cette remise en selle d’une œuvre dont il est commun de dire qu’elle est mythique. Paris se mettrait-il à la comédie musicale anglo-saxonne, tellement plus séduisante et enlevée que la vieille opérette qui tente péniblement de survivre ?

Le problème majeur avec My Fair Lady, standard absolu de Broadway où elle fut créée en 1956, en prélude à une série de 2717 représentations dans la foulée, et de 2281 à Londres, est qu’elle fut un triomphe mené par des maîtres du genre, lequel s’est quelque peu perdu, puis déboucha sur un film événement, dont Rex Harrison et Audrey Hepburn furent les meneurs inoubliables. Un héritage risqué à porter. Merveille pourtant de ce nouveau spectacle, jamais les souvenirs cinématographiques n’y pèsent, tant la pièce est riche par elle-même et non seulement par la magie de ses interprètes.

C’est à ce genre d’épreuve que se mesure la force d’une œuvre : si les lyrics d’Alan Jay Lerner et la musique de Frederick Loewe gardent tout leur potentiel de charme et de vitamine, avec des secousses rythmiques délicieuses, notamment le fameux « Poor professor Higgins » on doit aussi redire combien il est rare qu’un simple musical repose sur un texte aussi fin, et aussi corrosif que celui de Georges Bernard Shaw, son Pygmalion de 1913, sur lequel il veilla jalousement, puisque la pièce ne put être mise en musique qu’en 1956, six ans après sa mort.

Succès total donc, dû à la patte délicieusement inventive, délicate et mobile de Robert Carsen, lequel tout en restant absolument respectueux du climat initial de l’œuvre, trouve des astuces subtiles pour la rendre plus éloquente encore, ainsi le bel escalier sur lequel descend Eliza, triomphale dans ses atours princiers avant le bal qui marque l’acmé du pari de Higgins et de Pickering. Robes, capelines, tiares et capes fourrées d’hermine, autant que hardes et godillots ponctuent donc cet affrontement féroce de deux terribles personnalités, dont il faut avouer que l’homme l’emportera sur la femme. Le décor, à la fois académique et gracieux, passe d’un Covent Garden brumeux où se débattent des Misérables bon enfant, à la bibliothèque élégantissime et oppressante de Higgins, aussi fidèle au chic anglais qu’il est possible. Couleurs fines, aucun trait trop caricatural, une harmonie totale qui laisse l’impact de l’histoire se déployer simplement, sans ajouts qui compromettraient son subtil équilibre, entre sourire et amertume

Les acteurs, eux aussi, sont parfaits, et, on le redit, dirigés avec une telle souplesse, une tel naturel par Carsen, pourtant habitué aux extrêmes de l’opéra, que la vie est là, présente sur la scène : la magie du théâtre, l’évidence de la réalité. Pour la plupart ce sont des chanteurs de talent, notamment la piquante Eliza de Sarah Gabriel (en alternance avec Christine Arand), habituellement plus Pamina que reine du faubourg, et son père Nicholas Le Prevost, lequel, passe ici de son personnage de Hollandais volant à celui d’un poivrot philosophe, ou enfin, en amoureux transi, l’excellent ténor Ed Lyon, généralement baroqueux. Sans parler de la fantastique et inusable comédienne qu’est Margaret Tyzack, grande dame et grande gueule, petit doigt en l’air pour sa cup of tea. Mais tous sont dominés par le maître de céans, l’extraordinaire acteur shakespearien Alex Jennings, qui porte l’énormité de son rôle cruel avec une classe et une innocence confondantes.

Reste l’Orchestre Pasdeloup, sans doute peu habitué à ce style, malgré la direction d’un spécialiste, Kevin Farrell. Tonique et joyeux, certes, mais ses sonorités un peu difficiles ont des couleurs un rien… cockney, involontairement sans doute. Le spectacle aura en tout cas bien des atouts pour séduire les Pétersbourgeois, qui verront cette My Fair Lady lors des Nuits Blanches de juin 2011, puisqu’il est coproduit avec le Mariinski.

Jacqueline Thuilleux

Loewe/Lerner : My Fair Lady – Paris, Châtelet, le 10 décembre 2010, représentations jusqu’au 2 janvier 2011

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