Journal

Compte-rendu - Joaquin Achucarro et Nelson Freire à Piano aux Jacobins - Deux maîtres coloristes

Fidèle parmi les fidèles de Piano aux Jacobins depuis de nombreuses années, Nelson Freire ne pouvait manquer à l’affiche du 30e Festival. Si les apparitions de l’artiste brésilien avec orchestre sont fréquentes, celles en récital s’avèrent bien plus rares et le public a répondu massivement à son invitation au Cloître.

Plus félin que jamais, Freire a offert dans une acoustique d’une qualité exceptionnelle - on ne le redira jamais assez – un programme composé d’opus qui lui sont chers. Un Prélude de Bach/Siloti aussi solidement construit que riche de timbres et de sève, donne d’emblée le ton, avant que l’interprète ne se lance dans la « Clair de lune » de Beethoven. Adagio sostenuto en apesanteur, tout dédié au chant, Allegretto très fluide, et bientôt s’élance un Presto agitato dont Freire contient la course pour mieux en faire percevoir le bouillonnement intérieur (quelle main gauche !).

Des Papillons de Schumann, il connaît les moindres recoins et l’on ne peut qu’être frappé par la fraîcheur et le naturel avec laquelle l’œuvre est restituée, dans un élan à la fois juvénile, tendre et rêveur, trouvant l’humeur exacte pour chacun de ses maillons. « Lever le poignet pour le laisser retomber sur la note chantante avec la plus grande souplesse imaginable » : dans les deux Nocturnes op 27, Freire répond continûment au voeu de Chopin et exprime l’essence belcantiste de la musique en vrai magicien du clavier. Il n’envoûte pas moins dans un Scherzo n°1 dont la fièvre s’exprime sans jamais sacrifier la respiration à la virtuosité.

De Chopin à Debussy, l’enchaînement se fait naturellement. Les collines d’Anacapri, Minstrels et La Danse Puck offrent des modèles de caractérisation. La fille aux cheveux lin n’est pas en reste et… que de naturel et de simplicité goûte-t-on dans la conduite de cette pièce poétiquement si redoutable sous sa trompeuse simplicité !

Hommage au Brésil : le Choros n°5 « Alma brasileira » et la Danse de l’Indien blanc du Cycle brésilien d’Heitor Villa-Lobos concluent le récital. Plénitude du chant, énergie rythmique, justesse des tempi – que les pianistes non-brésiliens pressent souvent à tort -, couleurs foisonnantes : on possède déjà un récital (1CD Apex) Villa-Lobos sous les doigts de Freire. Que l’on aimerait qu’il enregistre d’autres œuvres de son généreux compatriote !

On a du mal à se l’expliquer, mais Joaquin Achucarro, immense artiste internationalement reconnu, fort d’une vaste discographie, et dont l’importance n’est pas moindre que celle d’Alicia de Larrocha dans le paysage du piano espagnol, demeure très rare en France. Allié pour l’occasion à l’Instituto Cervantes de Toulouse(1) que Domingo Garcia Cañedo dirige avec un exceptionnel dynamisme, Piano aux Jacobins invitait pour la troisième fois l’interprète espagnol dans la ville rose.

L’année Albeniz appelait un tel maître et Achucarro a dédié la première partie de son récital à l’auteur d’Iberia, avec trois extraits de ce génial ouvrage (Evocacion, El Puerto et El Albaicin) mêlés à d’autres pages de l’Espagnol (Sevilla, Tango, Navarra). Au lendemain du concert de Freire, un autre maître coloriste a pris place devant le piano et parle sa langue natale dans une musique dont il extrait tout le suc avec une noblesse infinie. La musique « donne à voir », certes. Il faudrait toutefois plutôt reprendre le mot de Chardin : « On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment ». Point de « carte postale » sous les doigts d’Achucarro, mais une incomparable façon de dessiner dans chaque morceau un paysage de l’âme. On n’est pas prêt d’oublier l’immense et calme respiration d’Evocacion, son étreignante et mystérieuse poésie…

Bilbao, ville natale de l’interprète, n’est pas bien éloignée de Ciboure… Le pianisme intense et raffiné d’Achucarro fait aussi merveille dans la musique de Ravel – l’interprète a d’ailleurs signé chez Ensayo un récital (Sonatine, Valses nobles, Pavane, Jeux d’eau, Gaspard de la nuit) à marquer d’une pierre blanche.

D’une santé éblouissante, la technique d’Achucarro est de celles qui n’éprouvent jamais le besoin de « se montrer ». Et pourtant, il en faut des doigts pour maîtriser aussi parfaitement les complexes rouages, les équilibres subtils, les climats ambigus des Valses nobles et sentimentales, qui constituent probablement, du point de vue purement musical, l’œuvre la plus périlleuse de Ravel. Achucarro parvient à littéralement abolir la dimension digitale pour ne songer qu’à la poésie.

Là comme dans Gaspard de le Nuit – dont l’interprète commémorait le centenaire de la création sous les doigts de Ricardo Viñes à la Société Nationale. On sait la redoutable difficulté de l’ouvrage, mais pas un instant l’idée de performance technique ne vient à l’esprit tant l’on est captivé par la liquidité sonore d’Ondine, la noirceur hypnotique du Gibet ou le mordant de Scarbo, dont l’impact est d’autant plus fort que l’interprète commence par le commencement : un respect scrupuleux des nuances indiquées par Ravel (les pp et le p ne manquent pas dans cette pièce diabolique !) - soulignées par une pédalisation d’une sobriété exemplaire -, chose dont trop de virtuoses se contrefichent royalement.

On sait gré à Piano aux Jacobins d’avoir reçu Joaquin Achucarro. Puissent nombre d’autres organisateurs de concerts français comprendre, enfin, qu’ils ratent l’un des plus immenses interprètes de notre temps…

Alain Cochard

Toulouse, Cloître des Jacobins, les 15 et 16 septembre 2009.
Le 30e Festival se prolonge jusqu’au 29 septembre : www.pianojacobins.com

(1) Parmi les nombreuses manifestations proposées par l’Instituto Cervantes de Toulouse, les mélomanes noteront un « Albeniz et Deodat de Séverac » avec le pianiste Jordi Maso, le 13 novembre à 21h à l’Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines. Infos : 05 61 62 48 64 / www.toulouse.cervantes.es

www.pianojacobins.com

Lire les autre articles d’Alain Cochard

Photo : DR
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles