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Compte-rendu : Bertrand Chamayou au 31e Festival Piano aux Jacobins - Magique dédale

Mi-impatient, mi-intrigué, le public nombreux attend l’ouverture de la grille du Musée les Abattoirs… L’habitude de prendre le chemin de ce lieu d’art contemporain pour des récitals est pourtant solidement établie depuis une décennie avec des « tableaux-concerts » consistant à faire dialoguer une œuvre du musée avec un programme musical spécialement conçu pour la circonstance. Mais le 10e anniversaire du lancement de cette formule originale, imaginée par Paul-Arnaud Péjouan, co-directeur artistique de Piano aux Jacobins, et Alain Mousseigne, directeur du Musée les Abattoirs, est il est vrai prétexte à un événement hors du commun, un « Concert Dédale » pour lequel Bertrand Chamayou a eu carte blanche – cette marque de confiance n’étonne guère de la part d’un festival découvreur qui a été le premier en France à inviter ce pianiste. « J’ai voulu, explique-t-il, transformer l’idée même de ce qu’est un concert en une sorte d’exposition éphémère, en transposant au maximum les principes et habitudes inhérents à une exposition dans un univers musical, revisitant de ce fait les codes normaux du concert. »

Dans le « Mode d’emploi » rédigé par le pianiste toulousain, il est demandé « de se considérer plus visiteur que spectateur » pour une soirée où l’artiste invite expressément la public à déambuler dans le musée, à ne pas s’attrouper autour du piano (des pianos plutôt, puisque Chamayou utilise un instrument « normal », un piano préparé et un piano droit avec super-sourdine - pour l’Hommage à Berény Ferenc 70 de Kurtag). Parfaitement au point et respectueux du toucher du pianiste – chapeaux bas à l’équipe technique ! -, le système de sonorisation permet en effet de savourer la musique où que l’on se situe dans la nef, tandis que divers écrans vidéo autorisent ceux qui le souhaitent à garder un œil sur l’artiste – ah… ces mains que d’aucuns ne sauraient ne pas voir ! Cette fois ce n’est plus avec une toile donnée que la musique noue de secrètes correspondances, mais avec toutes les réalisations exposées et la magnifique architecture qui les accueille. « Concert Dédale » : on ne pouvait mieux dire…

Du furieux désordre d’Emilio Vedova à la lumineuse géométrie de François Morellet, en passant par la douceur rêveuse de Domenico Bianchi, le geste tonique et coloré de Sam Francis, l’abrupte noirceur de Soulages, le charnel relief de Kazuo Shiraga, l’énigmatique dépouillement de Lucio Fontana ou le noir et blanc de George Rousse, le paysage pictural qui entoure Bertrand Chamayou n’a pu que le stimuler dans le choix d’un programme contrasté, uniquement constitué d’ouvrages du XXe siècle. Des mystérieuses sonorités de gongs du Scelsi introductif jusqu’au formidable embrasement du Tombeau de Messiaen de Harvey, une mosaïque sonore (Stockhausen, Crumb, Rihm, Cage, Cowell, Nono, Messiaen, Kurtag, Adès) de 80 minutes environ se déploie avec fluidité, impeccablement équilibrée entre des pièces brèves aux climats contrastés. Quelques morceaux ont été pré-enregistrés et sont diffusés pendant les périodes où le pianiste évolue d’un piano à l’autre et doit, le cas échéant, modifier la « préparation » de son instrument avant d’attaquer la pièce à venir.

On connaît sans doute mieux Bertrand Chamayou dans la musique romantique que dans celle du XXe siècle, où il excelle tout autant. Il maîtrise certes totalement la grammaire de ce répertoire, mais il sait aussi, surtout, - à l’instar de son collègue Wilhem Latchoumia - s’en emparer avec un geste interprétatif aussi précis qu’engagé et une inépuisable imagination sonore.

C’est peut-être durant l’avant-dernier morceau de la soirée, Darknesse visible de Thomas Adès, page de 1992 inspirée d’un thème de Dowland, que l’on aura pris le plus conscience du caractère proprement magique de la soirée – d’un expérience « totale », à la fois collective et profondément individuelle. Ce « Concert Dédale » fait déjà date ; espérons qu’il sera repris ou renouvelé lors d’une prochaine édition de Piano aux Jacobins.

Alain Cochard

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Festival Piano aux Jacobins, Toulouse, Musée les Abattoirs, le 7 septembre 2010

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