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Ciné-concert à Saint-Sulpice avec Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin – Dialogue avec Wilhelm Friedrich Murnau

Le 24 septembre 2017, la tribune de Saint-Sulpice franchissait le pas et proposait pour la première fois un ciné-concert, Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin (photo), organiste titulaire adjointe, improvisant sur La passion de Jeanne d'Arc (1927) du Danois Carl Theodor Dreyer, avec l'étonnante Renée Falconetti dans le rôle-titre, mais aussi l'hypnotique Antonin Artaud dans celui du moine Jean Massieu. Splendide improvisatrice (1) – discipline qu'elle enseigne, ainsi que l'interprétation, au Royal College of Music de Londres depuis 2008 – la musicienne y arborait une saine liberté d'approche dans le but premier de suggérer les lignes de force : les climats, sans que jamais l'illustration musicale ne devienne redondante en regard de l’image, ce qui sur la durée serait insupportable et contreproductif, utilisant le fabuleux instrument de Saint-Sulpice avec toute la connaissance intime résultant de plus de trente années de titulariat au côté de Daniel Roth (2).
 
Le tout sans velléité de s’imposer, une forme d'authentique modestie prévenant tout empiètement sur l’image, mais avec ce qu’il faut de ponctuation (quelques accords bien synchronisés sur quelques images choisies tenant lieu de pivot, reflétant et épousant la trame rythmique et lyrique du film, lien nécessaire et suffisant entre écran et commentaire musical), de formidable endurance et, naturellement, de vive inspiration. La musique se faisant servante de l’image, source originelle, et de son sujet. D’abord le film, ensuite la musique, auraient pu dire les anciens s’ils avaient connu le septième art, sans controverse possible. À ceci près que revoir ensuite le film sans la musique s’accompagne inévitablement d’un manque sensible à même de semer le doute sur l’ordre des mots et la priorité. Alors disons : d’abord le film et la musique…
 
Dans le cadre de la Fête du Cinéma 2019, Art, Culture & Foi, en association avec l'Aross, offrait un nouveau ciné-concert à Saint-Sulpice, de nouveau avec Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin aux claviers du Cavaillé-Coll : Der letzte Mann (1924), de Friedrich Wilhelm Murnau (avec une ambiguïté sur la traduction du titre, usuellement Le dernier des hommes, quand l'original dit plus directement Le dernier homme – que l'on pourrait ici comprendre : encore digne d'être dit un homme, par sa droiture et sa bonté naturelle), dans une version restaurée en 2001-2002 par Luciano Berriatúa et Camille Blot-Wellens (L'Immagine Ritrovata, Bologne) pour la Friedrich-Wilhelm-Murnau-Stiftung, recomposée d'après plusieurs copies et négatifs dispersés en plusieurs lieux de conservation. Le film conte l'histoire d'un vieux portier d'hôtel, le très chic et imposant Atlantic, qui fier de son uniforme flamboyant le faisant respecter de tous se voit soudainement, à la suite d'une faiblesse d'emblée attribuée à l'âge, remplacé et relégué à des tâches ingrates – un monde s'effondre, de respectabilité, d'honneur, de bonheur d'être et de travailler. Éternellement actuel. Dans le rôle du portier, l'acteur suisse et allemand Emil Jannings (1884-1950), tout premier lauréat de l'Oscar du meilleur acteur (1929) et star du muet.
 

L'orgue de Saint-Sulpice © Mirou
 
De même que pour Jeanne d'Arc la musicienne avait eu l'intuition d'un thème dramatique récurrent qui vous prenait à la gorge et ne vous lâchait plus (avec un postlude en forme d’ascension décantée absolument de toute beauté), de même pour le personnage de Murnau fait-elle surgir dès les premières images une atmosphère de fraîche et fringante bonne humeur, à l'image du bonheur sans nuages du digne et heureux portier, thème et rythme se trouvant par la suite déclinés de bien des manières. Jusqu'à ce qu'il découvre son éviction, la musique reflétant alors avec rudesse et quelle éloquence le cataclysme émotionnel qui le dévaste – et qu'il va tout faire pour cacher aux siens –, la musicienne sous-tendant avec efficacité et discrétion l'expressivité poignante du visage d'Emil Jannings. Jusqu'à l'improbable happy end en forme de volontaire parabole d'espoir, les nuances de climats s'enchaînent dans la plus parfaite diversité dramaturgique, maîtrisée et éminemment communicable.
 

© cauchefer-choplin.org

À ceci près qu'à 49 minutes du début, l'image se figea (problème informatique, en dépit des deux ordinateurs synchronisés utilisés pour plus de sûreté), contraignant Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin à distiller « sur place », naturellement sans savoir pour combien de temps, lequel peut alors paraître long, le caractère sombre de la scène de l'instant ; après quoi la projection fit un grand bond en avant, puis un retour à la scène précédant immédiatement le moment du bug, la musicienne retrouvant en une fraction de seconde le climat totalement différent (le portier allant prendre son service à l'Atlantic sans se douter de rien) de cette noirceur du moment suspendu, gérant à merveille non seulement le stress et l'incertitude qui devaient régner en tribune, mais aussi et surtout la continuité dramatique. Contrairement à La passion de Jeanne d'Arc, dont le générique de début s'accompagnait de vues de la console et du jeu de l'improvisatrice, ce n'est qu'à la toute fin du film de Murnau que les caméras de tribune montrèrent la musicienne, chacun pouvant alors pleinement prendre conscience de la concentration et de l'effort de création musicale prodigieux que sous-entend une telle performance.
 
Ne quittons pas Saint-Sulpice sans mentionner une double actualité de Daniel Roth, titulaire de l'illustre Cavaillé-Coll. Tout d'abord la diffusion sur France Musique, du lundi 26 jusqu'au vendredi 30 août de 22 h 30 à 23 h, dans la série Les grands entretiens, de cinq émissions tout récemment réalisées avec le musicien par Benjamin François – émissions qui par la suite seront disponibles à volonté en podcast. Puis ce sera la parution, mi-novembre aux Éditions Hortus, d'un ouvrage intitulé Daniel Roth. Grand Chœur, initié dès 2012 et coécrit par les deux fidèles « registrants » de Daniel Roth : Pierre-François Dub-Attenti et Christophe Zerbini, ce dernier tragiquement disparu le 16 février 2018 (3). Également sous forme d'entretiens – les auteurs évoquent le remarquable Plein jeu (livre hélas partiel puisque publié en 1979 aux Éditions du Centurion) où Pascal Duchesneau interrogeait Michel Chapuis – et ayant pour ambition de présenter la vie et l'œuvre de Daniel Roth à travers « sa pensée de l'orgue », l'ouvrage est constitué de deux volumes devant paraître concomitamment : L’Alsace, Le Conservatoire National Supérieur de Paris, Les années d’approfondissement et les concours, Les années au Sacré-Cœur de Montmartre, Les années à Saint-Sulpice, La restauration des instruments historiques (premier volume) ; Quelques réflexions sur l’interprétation à l’orgue, Le compositeur, Les transcriptions pour orgue, Quelques réflexions sur l’improvisation (second volume).
 
Michel Roubinet

Paris, église Saint-Sulpice, 30 juin 2019.

 
 
(1) On trouvera des vidéos d'improvisations sur son site personnel : www.cauchefer-choplin.org ainsi que sur celui de l'Aross (Association pour le rayonnement des orgues Cavaillé-Coll de l'église Saint-Sulpice) : /www.aross.fr/videos/, ou encore la chaîne YouTube de Pierre-François Dub-Attenti (16-8-4 Productions) : www.youtube.com/channel/UCbrT3St56yzrY_1EiCYb7zQ/videos. À noter également une interprétation bouleversante du Prélude en ut dièse mineur op. 3 n°2 de Rachmaninov dans la transcription de Louis Vierne.
 
(2) www.concertclassic.com/article/daniel-roth-et-sophie-veronique-cauchefer-choplin-30-annees-de-titulariat-saint-sulpice
 
(3In memoriam : www.aross.fr/archives-documents/in-memoriam/
 
 
 
 
Site Internet
Sophie-Véronique Cauchefer-Choplin
www.cauchefer-choplin.org

Photo © cauchefer-choplin.org

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