Journal

« Carmen sur tes pas nous nous pressons tous » - Une interview d’Anna Caterina Antonacci


L'oeil noir, la mèche brune et légèrement rebelle, Anna Caterina Antonacci est à la ville aussi belle et séduisante que cette Carmen qu'elle retrouve à l'Opéra Comique. Un événement de taille, puisqu'il marque le retour du chef-d'oeuvre de Bizet là où il a été créé en 1875 et où on ne l'avait plus entendu depuis la production de Louis Erlo présentée en juin 1996. La soprano italienne entourée de Andrew Richards (Don José), sera dirigée par John Eliot Gardiner, dans une mise en scène signée Adrian Noble, du 15 au 30 juin. Place aux confidences de la diva à quelques jours de la première.

Votre première rencontre avec Carmen date de 1998 : vous souvenez-vous de quelle manière vous avez abordé ce personnage et dans quel état vous étiez ?

Anna Caterina Antonacci : C'est un rôle que je connaissais et que j'aimais depuis toujours. En l'abordant je savais que je n'en percevrais qu'une petite partie, car on ne comprend jamais un rôle dans sa totalité la première fois, plus encore quand il s'agit d'un rôle aussi complexe que celui-ci. Mais ce rendez-vous a été très important ; la production réalisée par Gilbert Deflo était très belle et très soignée et l'association de danseuses de flamenco était selon moi très réussie. La mise en scène était simple, mais d’une réelle efficacité dramatique, d'autant qu'elle était donnée au Festival de Macerata, en plein air et j'y ai trouvé beaucoup de plaisir, même si j'avais conscience que je devais reprendre le rôle pour mieux le cerner.

Vous avez depuis eu l'occasion de revenir à cet opéra et d'affiner votre conception du rôle : comment votre Carmen a-t-elle évolué ?

A.C. A. : J'ai tout de même dû patienter presque dix ans avant de la retrouver, puisque ma seconde apparition dans ce rôle a eu lieu à l'Opéra de Londres*. J'ai d'ailleurs pensé à un moment que l'on ne me le proposerait jamais plus et cela me décevait. Je n'étais pas prévue au départ dans la distribution réunie autour de Francesca Zambello ; j'ai été appelée quelques mois avant et ai rejoint la production avec enthousiasme. Comme il s'agissait de l'ouverture de la saison, nous avons eu la chance de disposer de beaucoup de temps pour répéter, ce qui m'a permis de chercher en profondeur de nouveaux aspects du personnage et, je l'espère, d'améliorer mon interprétation.

Votre Carmen est plus proche de celle de Mérimée, sombre et fatale, sans artifice, loin de l'image folklorique souvent mise en avant. Comment réussit-on la synthèse entre les deux univers, celui de Mérimée et celui de Bizet et répond-on aux attentes du public qui apprécie davantage la couleur locale ?

A.C. A. : Je crois en général très vivement à ce que je fais, ce qui me conduit à attirer le public là où je désire aller, même s'il attend autre chose : j'essaie toujours d'imposer ma propre conception. Je suis d'avis que Carmen aime Don José et qu'elle souffre sincèrement de voir leur relation se détériorer si rapidement. C'est selon moi ce qui rend le personnage touchant, sinon il ne reste que la femme fatale, qui manipule et apporte le malheur. Cet angle de vue n'est pas celui que Mérimée prône, il dépeint au contraire une jeune femme qui veut vivre et aimer de façon joyeuse et qui aspire au bonheur. Elle ne regarde pas son passé certes, elle a ses règles et vit dans le présent, mais on assiste à une vraie évolution. Elle apparaît dans les premières scènes comme une jeune fille qui se moque de tout le monde, fait le clown pour attirer l'attention des habitants du village, mais par pure provocation, pour s'amuser et faire rire. Elle ne se prend pas au sérieux, même quand elle se bagarre avec la cigarière, elle fait preuve de violence, mais comme peut l'être une fille de la rue. Puis, elle devient sombre et son comportement s'en ressent. Je veux montrer ce glissement, ce changement perceptible et irrémédiable.

Il s'agit de votre seconde production de la saison après celle donnée au Capitole de Toulouse, due à Nicolas Joël et à Daniele Callegari, cette fois avec Adrian Noble et John Eliot Gardiner : qu'attendez-vous de son interprétation musicale ?

A.C. A. : Comme sur la production des Troyens de Berlioz (donnée au Châtelet en 2003 puis à Genève en 2006), il est dans un état d'enthousiasme incroyable auquel il est impossible de résister. Ce qui est remarquable dans sa manière de travailler, c'est qu'il veut communiquer le plaisir qu'il éprouve en partant à la découverte d'une oeuvre, comme si personne ne l'avait jamais entendue. Il l'aborde comme si c'était la première fois qu'elle allait être jouée. Tout le monde connait Carmen, mais en lisant la musique on trouve toujours le moyen d'approfondir de nouvelles zones et de déceler de nouveaux détails qui débouchent sur des voies inconnues.

La question de Carmen, soprano ou mezzo, ne se pose pas pour vous qui possédez et cultivez cette voix étrange qui lie les deux registres. Cela étant dit, quelles difficultés vocales rencontrez-vous lorsque vous chantez Carmen ?

A.C. A. : Lorsque l'on doit chanter cette partition dans un grand théâtre comme Covent Garden, ou en plein air comme à Macerata, il n'est pas toujours facile de passer l'orchestre, car la tessiture est basse ; mais à l'Opéra Comique ou à Toulouse, dans des lieux plus intimes, il est tout à fait possible de respecter l'écriture de Bizet et de chanter de manière nonchalante : la « Habanera » est une chanson que Carmen entonne comme ça, d'un coup de tête et la « Séguedille » est faite pour séduire Don José, cela n'a rien à voire avec l’exigence demandée à Brünnhilde et je pense que l'on doit se contenter de ça, de ces mélodies toutes simples qu'il ne faut en aucun cas forcer. Même le Trio des cartes est très bien écrit, l'atmosphère y est différente, mais l'orchestre à ce moment précis est beaucoup moins fort. On peut bien sur imaginer une voix énorme de grand contralto pour Carmen, écoutez Ebe Stignani ou Giulietta Simionato, des artistes qui ont marqué l’ouvrage, mais ce n'est pas forcément ce qui correspond le mieux au rôle.

Si vous le pouviez, aimeriez-vous interpréter une version complète de Carmen qui comporterait la totalité des dialogues parlés, ou préférez-vous les coupures habituelles ?

A.C. A. : Je pensais qu'il y en aurait davantage sur cette production, mais à mon avis, si tel devait être le cas, il faudrait les réactualiser, tout en se rapprochant des mots employés par Mérimée, car ces dialogues sont extrêmement pauvres.

Le 25 juin cette production de Carmen sera retransmise en direct dans une cinquantaine de salles de cinéma en France et en Europe. Qu'est-ce qu’une telle entreprise vous inspire ?

A.C. A. : Je suis très favorable à ce type d'expérience, d’ailleurs à Turin en octobre dernier, la Medea de Cherubini que j’interprétais, a été retransmise, avec succès, dans plusieurs cinémas de la ville : je pense que cela devrait être plus fréquent. Le cinéma permet d’observer de près une foule de détails que l'on perd au théâtre et lorsque la réalisation est réussie cela peut être déterminant pour faire apprécier l’opéra à des gens qui assistent parfois à de tels spectacles pour la première fois. C'est un grand défi et un honneur pour moi.

Vos choix artistiques ont depuis longtemps favorisé le répertoire français : vous fréquentez Berlioz, Massenet, Halévy, Bizet avec intérêt. Qu'est-ce qui vous séduit dans ces partitions et dans cette langue que vous dites magnifiquement ?

A.C. A. : La musique que l'on chante suit en général l'évolution naturelle de la voix, de l'âge et de l'état d'âme dans lequel nous nous trouvons. Ces dernières années je me suis vraiment « retrouvée » dans la musique française, qui correspond aux changements qu’a subi ma voix ; il se trouve que j'y suis à l'aise d'un point de vue vocal et qu'elle s'accorde parfaitement à mon humeur, davantage que certaines oeuvres italiennes, comme ce fut le cas l'an dernier avec Maria Stuarda, où je me suis sentie dépaysée : ce retour vers le passé était très étrange.

La mélodie française fait également partie de votre univers musical : à Paris vous avez participez à un hommage à Pauline Viardot au Châtelet et vous donnerez un récital à l'Opéra Comique la saison prochaine. On sait que vous avez reçu les conseils de Régine Crespin pour chanter Les nuits d'été, qui d'autres vous a initiée à cet art réputé difficile ?

A.C. A. : C'est une longue histoire qui a commencé il y a vingt ans, en écoutant Jessye Normann, qui n'est pas française, mais qui fut une grande interprète de cette musique ; j'ai ainsi beaucoup écouté Poulenc, Duparc, Chausson, dont les mélodies magnifiques, étaient totalement nouvelles pour une italienne comme moi. Aujourd'hui je prépare des récitals composés d'oeuvres de Fauré, Hahn et bien d'autres, grâce aux conseils précieux d’André Tubeuf, dont la culture et la connaissance m'illuminent. Il me trouve des partitions, me fait écouter de nombreuses versions : cela n'a pas de prix.

A l'occasion de votre second spectacle mis en scène par Juliette Deschamps (« Altre stelle » aux TCE en avril), vous avez chanté du baroque français en plus de Gluck, Cherubini et Berlioz. Pensez-vous que Rameau puisse faire partie de votre répertoire futur ?

A.C. A. : Je ne sais pas, car j'ai abandonné le baroque italien et je ne crois pas que l'on me confie dans les années qui viennent des oeuvres de Lully ou de Rameau. J'aimerai cependant inscrire dans mes programmes quelques morceaux séparés. Comme chez Monteverdi, il est facile d'extraire de très belles scènes pour le concert.

Comment expliquez-vous que ce soient souvent les musiciens étrangers qui défendent le plus sincèrement la musique française : je pense à Felicity Lott, à Susan Graham, ou à Colin Davis avec Berlioz ?

A.C. A. : C'est toujours comme ça (rires) ! Berlioz est une personnalité foudroyante, un visionnaire : écoutez ses cantates, puissantes, épiques, elles possèdent chacune leurs univers propres. Je chante beaucoup Cléopâtre et même quand le public connaît l'oeuvre, il est saisi et reçoit cette pièce comme une balle en plein coeur.

Du baroque à la musique contemporaine, votre éventail est large : on vous a récemment entendue auprès de Mariella Devia dans un des sommets du bel canto romantique, Maria Stuarda à Milan. Peut-on alterner aussi aisément tous ces répertoires sans prendre des risques ?

A.C. A. : La voix change avec l'âge et il faut à la fois suivre et accepter cette évolution. Autrefois je chantais assez facilement la coloratura, qui était l'une de mes spécialités et maintenant je ne la trouve plus (rires). Ma voix s'est modifiée avec le temps et je suis très heureuse du chemin parcouru. Si je le pouvais j'aimerai tout de même revenir à Ermione de Rossini. Je ne suis pas sûre d'y arriver, malgré le fait que ma technique est sans aucun doute meilleure qu'autrefois, mais je voudrais vraiment la faire découvrir au public, car cette oeuvre le mérite : Rossini y apparaît comme un véritable précurseur.

On vous sait très attentive à l'aspect dramatique et scénique des oeuvres que vous donnez : aimeriez-vous participer à une expérience de film d'opéra comme celui réalisé par Benoit Jacquot autour de Tosca ?

A.C. A. : … Non l'ho visto**. J'aime beaucoup le cinéma, mais je n'éprouve pas le besoin de participer à un tel projet. En revanche je serai très curieuse de me lancer dans une pièce de théâtre, même si je n'ai pas la technique pour cela. J'aimerai savoir comment se fait le travail de la mémoire, comment se gèrent les pauses, les silences...

Quelle héroïne historique ou contemporaine aimeriez-vous qu'un compositeur mette en musique pour vous ?

A.C. A. : Voyons, je n'y ai pas pensé ! Marco Tutino*** aimerait beaucoup adapter à l'opéra un film comme Una giornata particolare de Ettore Scola. Ce pourrait être également Rocco e i suoi Fratelli ou Senso, deux chefs-d'oeuvre de Visconti. Le personnage de la Contessa Serpieri est magnifique : comme Ermione, elle tombe amoureuse d'un homme qui la trompe et pour s’en venger, elle l'accuse. Certes elle s’en débarrasse en le faisant tuer, mais elle doit pour cela s'abaisser devant l'ennemi et devenir lâche. Psychologiquement, cette femme est très compliquée, mais très intéressante. J'aime beaucoup la mélancolie liée au déclin de la quarantaine et cette force qui pousse à l'amour impossible. Elle sait que cette passion est vouée à l'échec, mais elle va jusqu'au bout, s'humilie et finit en longeant les murs comme une pestiférée.

Après avoir été jouée partout dans le monde même sur des scènes gigantesques, Carmen est de retour à l'Opéra Comique, où elle fut créée en 1875. Qu'est-ce que cela représente pour vous ?

A.C. A. : C’est très impressionnant. J'espère seulement qu'il y a aura d'autres événements aussi importants auxquels je serai associée dans ma carrière, car parfois mon caractère me fait craindre qu'il s'agit du dernier.

Propos recueillis par François Lesueur, le 5 juin 2009

Carmen de Bizet à l'Opéra Comique. Du 15 au 30 juin 2009.

* DVD Decca Décembre 2006

** En italien dans le texte : « Je ne l’ai pas vu ».

*** Compositeur dont elle a créé l’opéra Vita en 2003, à la Scala de Milan.

> Programme détaillé et réservations

> Opéra Comique

> Voir les vidéos de l’Opéra Comique

> Lire les autres articles de François Lesueur

Photo : DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles