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Carmen selon Dmitri Tcherniakov au Festival d’Aix – Et Don José se prit au jeu ... – Compte-rendu

Carmen selon Dmitri Tcherniakov ? La seule présence du Russe à Aix suffisait à mettre en garde les mélomanes en quête d’une vision traditionnelle de l’ouvrage de Bizet. Séville, le soleil, les «toréadors », les cigarières, les contrebandiers et toute la batterie de cuisine ;  l’iconoclaste metteur en scène n’y croit pas.

Annonce micro : le spectacle «comprend des scènes qui peuvent donner la sensation d’un danger réel mais font partie du spectacle »... Suit un prélude théâtral : Monsieur et Madame, très chic, pénètrent dans le hall d’une clinique, marbre beige rosé et canapés marron foncé – c’est vertical, moche, très fade surtout ; il faudra s'accommoder de ce décor unique... Le directeur de l’établissement (Pierre Grammont) accueille le couple. Monsieur est fatigué, déprimé – et vraisemblablement en panne côté libido. Les tests sont formels, il doit se soumettre à un thérapie d’un genre particulier : vivre l’histoire de Carmen en se mettant dans la peau de Don José. Signature du protocole en trois exemplaires. Madame ? Elle quitte pour l’instant la scène, mais sera réintroduite dans l’action au moment requis pour tenir le rôle de Micaëla. Le Prélude du I résonne.

«Garde montante » diffusée par haut parleurs et singée par les soldats, Habanera d’une Carmen passablement cruche, incapable de se fixer une fleur dans les cheveux – la scène déclenche quelques rires dans la salle – : le ton irrévérencieux du propos est d’emblée affiché envers la dimension hispanique (Escamillo fera son apparition plus tard en costume beurre frais, nœud pap carmin, portable à l’oreille et cigare au bec) et, surtout, envers les poncifs de la séduction, qui à l'évidence exaspèrent Tcherniakov.

© Patrick Berger - artcompress

Avouons que l’on termine la première partie du spectacle sur une impression plutôt mitigée – en dépit des atouts vocaux et musicaux, on y viendra plus loin – ; on a du mal à pleinement se prendre au jeu, tout comme Don José à celui de sa « Carmen-thérapie ». La verticalité du décor accroît une sensation d’insuffisante tension, que le metteur en scène semble d’ailleurs avoir perçue, éprouvant le besoin d'ajouter quelques gadgets d'un goût très moyen (les smileys) et d’inventer une intervention de policiers, armés jusqu’aux sourcils – d’où l’avertissement microphoné initial. On reste dubitatif... mais l’impatience de connaître la suite est bien là. Diable d’homme que ce Tcherniakov ; nous voilà pris au jeu !

Et quelle suite :  la machine s’emballe, Don José, formidablement joué, moins bien chanté hélas, par Michael Fabiano – que l’on sent tendu pour cette prise de rôle – est totalement pris dans les rets d’une action et d’un personnage qu’il vit avec un intensité rare. Qu’allait donc faire le metteur en scène de la Marche du IV, a priori l’un des moments les plus difficiles à traiter dans l’optique qui est la sienne. Elle correspond à l’arrivée – joyeusement fêtée avec tout le personnel – d’un nouveau patient à la clinique, un autre Don José, sous les yeux du premier dont l’attitude mêle abattement, incompréhension, exaspération et jalousie : l’un des moments les plus saisissants d’un spectacle qui chemine jusqu’au sa conclusion. Don José transperce Carmen d’une bonne demi-douzaine de coups de poignard et finit agenouillé, vidé, les yeux hagards, entouré de Micaëla et ... de Carmen ! Ce n’était qu’un jeu, voyons. Guéri Monsieur ? Rien n'est moins sûr.

© Patrick Berger - artcompress

Discutable en bien des points, mais d’une force incontestable, la proposition de Tcherniakov – moins éloignée de l’essence du drame qu’il n’y paraît – est tenue grâce à une direction d’acteur très ferme et à l’implication de chanteurs dont la préparation n’a pas dû être une partie de plaisir tous les jours au vu des exigences de la régie.

Stéphanie d’Oustrac signe une magnifique Carmen, vocalement épanouie, pleine de style, de chien, sans une once d’hystérie, à côté d’un Don José dont le chant n’égale pas hélas le total engagement scénique, tandis qu’Elsa Dreisig aborde Micaëla avec une grande justesse de sentiment. En retrait, sans éclat, l’Escamillo de Michael Todd Simpson (1) ne convainc guère le soir de la première, mais que de bonheurs en revanche avec tous les seconds rôles, à commencer par le splendide Zuniga d’un Christian Helmer très en voix, aux côtés de Gabrielle Philiponet (Frasquita), Virginie Verrez (Mercédès), Morales (Pierre Doyen), Guillaume Andrieux (Le Dancaïre) et Mathias Vidal (Le Remendado).
Autre personnage central de Carmen, le chœur permet à Aedes de démontrer à nouveau, six mois après Fortunio au Châtelet, quelle exceptionnelle formation d’opéra il est devenu sous la conduite avisée de Mathieu Romano, son fondateur et chef. Belle prestation aussi de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône menée par Samuel Coquard.

Pablo Heras-Casado © DR

Quant à Pablo Heras-Casado, de retour à Aix trois ans après une Flûte enchantée magnifique (m.e.s. Simon McBurney), il porte un œil neuf sur la partition de Bizet. Une musique intensément française que l'Espagnol s’attache à débarrasser des scories de l'habitude pour en révéler d'incroyables subtilités. Son travail passionnant – et déroutant assurément pour pas mal d’oreilles – est rendu possible par l’implication d’un Orchestre de Paris (2) resplendissant, tous timbres en éveil.

Alain Cochard

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(1) qui remplace Teddy Tahu Rhodes, initialement prévu.
(2) en résidence à Aix jusqu’en 2019

Bizet : Carmen – Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, 4 juillet ; prochaines représentations les 8, 10, 13, 15, 17 et 20 juillet 2017 / www.concertclassic.com/festival/festival-daix-en-provence
Photo © Patrick Berger - artcompress

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