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Bolero, ou le mystère Ravel, film d’Anne Fontaine – Etincelles du génie – Compte-rendu

 

 
Et revoilà le Bolero de Ravel sur un écran de cinéma, quarante-trois ans après que Claude Lelouch y eut filmé le flamboyant Jorge Donn, dans Les uns et les autres. Mais le propos d’Anne Fontaine, librement appuyé sur Ravel de Marcel Marnat (Fayard) est tout autre : il raconte une histoire, celle de la gestation de cette drôle de pièce, de ce ballet pas comme les autres, et lui tisse des arabesques en inscrivant dans la vie du compositeur quelques instants d’émotions qui rendent l’histoire plus troublante encore. Car tout son film est tendresse pour cet homme de génie enfermé dans un petit corps, ce sensuel qui ne voulait pas se l’avouer, ce dandy aux tics précieux mais si humain, cet amoureux de l’amour, qui ne sut pas le concrétiser.
 

© Pascal Chantier
 
Un film de femme qui exalte la féminité

 
Un film axé autour de la solitude profonde de la création, et qui raconte comment elle peut se faire presque malgré le créateur : puisque Ravel détesta s’atteler au Bolero, réclamée à grands cris par la bacchante Ida Rubinstein, et qu’il eut pour désir, face à cette musique qui pour lui n’en était pas, de la projeter scéniquement dans un univers d’une modernité mécanique, alors que la danseuse y donna libre cours à sa lascivité orientalisante autant qu’hispanisante, car la danse du ventre y est plus présente que l’austère flamenco…Tendresse donc et film de femme qui exalte la féminité, faisant tourner autour du compositeur tout un essaim avec la muse, l’amie musicienne, la vamp capricieuse mais aimante, la gouvernante dévouée jusqu’au lacet de chaussure, et surtout la mère, figure géante dans laquelle Ravel tentera toujours de se réfugier.
 
© Pascal Chantier
  
Montrer les angoisses
 
Le film se parcourt  comme un album, pas comme une biographie, qui aurait été sans doute un peu indigeste et risquée. Il montre, en la ponctuant de quelques retours en arrière qui éclairent les angoisses du compositeur, cette création douloureuse, obsessionnelle, et semble-t-il, contre nature, et se distille par touches, avec des scènes maîtresses, surtout avec la terrible Ida Rubinstein et la séduisante Misia Sert, inspiratrice de tant d’artistes de son temps. Elles sont incarnées brillamment, pour Misia par Doria Tiller, troublante et intelligente sirène qui ne parle que par boutades et demeure insaisissable, autant que Ravel lui-même, et en Ida, par la sulfureuse Jeanne Balibar, qui accomplit là un numéro de haute volée, sophistiquée jusqu’à l’hystérie, et capable, il faut le souligner, d’onduler sur la table du Bolero comme la danseuse qu’elle n’est pas. Puis, lourde mais attentive, Emmanuelle Devos en Marguerite Long, créatrice du Concerto en sol, grande amie et admiratrice du génie de Ravel, en qui elle ne voyait pourtant qu’un mauvais pianiste. Elle a laissé un concours, lui une œuvre.
 
© Pascal Chantier

Alexandre Tharaud pianiste et ... critique

Parfaites aussi, ces figures tutélaires de mère, Anne Alvaro, de gouvernante , Sophie Guillemin, qui enveloppent un Raphaël Personnaz (photo) émacié, mais gourmand, dandy jusqu’à la névrose, lequel fait là une composition étonnante de tension retenue, de sensualité inavouée, de rigueur angoissée et angoissante pour les autres. Ravel a bien de la chance d’être incarné par lui ! On connaissait l’air malicieux de l’acteur, son visage rieur et pur, comme tracé par un Pierre Joubert, on le découvre ascétique, dévoré, et capable de donner l’illusion du parfait musicien, rôle dans lequel il a été conseillé, pour la gestique de direction d’orchestre par le chef Jean-Michel Ferran, et pour le piano, par Frédéric Vaysse-Knitter, outre, et surtout, par l’incontournable Alexandre Tharaud, qui fait aussi une brève apparition dans le rôle de l’acerbe critique Pierre Lalo.
 
Riche d’une foule d’emprunts au répertoire ravélien, avec des interprétations historiques, comme celle de Samson François pour le Concerto en sol, d’autres plus récentes, comme celle du Bolero, enregistré spécialement par le Brussels Philharmonic sous la baguette de Dirk Brossé, et du jeu élégantissime d’Alexandre Tharaud, maître de cette fête musicale, le film distille une vérité aussi cruelle qu’enchanteresse, et Anne Fontaine ne s’est pas laissée tenter par une évocation d’époque trop nourrie, qui aurait redonné visage aux formidables personnalités artistiques parmi lesquelles Ravel gravita. Pas de Stravinski à l’horizon, ni de Debussy, ni de Diaghilev. Portée par des lumières superbes, limpides ou dorées, une épure qui vise au cœur.  
 

© Pascal Chantier
 
Réinvention(s) 

Et en découvrant la façon dont Michèle Anne de Mey, chorégraphe belge formée à Mudra, chez Béjart, réinvente le Bolero – car il ne reste pas grand-chose de la création originale de Nijinska à l’Opéra de Paris – tout en s’éloignant des quelques clichés espagnolisants qui demeurent dans les archives, on ne peut s’empêcher de penser qu’en 1961, ce Bolero asséné partout dans le monde, allait se renouveler miraculeusement, grâce à la vision de Béjart, qui en avait tout compris, mieux que Ravel lui-même sans doute. Un chef-d’œuvre enfantait un autre chef-d’œuvre. Le film d’Anne Fontaine, aussi aigu que sensible, ouvre ainsi des horizons, tandis que l’on voit Ravel sur son lit de mort, le visage crispé sur ses idées fixes, ses rêves tourbillonnants, ou baguette en main, enfin hors de lui.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Bolero, le mystère Ravel - film d’Anne Fontaine. Sortie le 6 mars 2024

Photo © Pascal Chantier

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