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From black to blue de Mats Ek au Théâtre des Champs-Elysées – Les adieux d’un géant

Vrai drame dans le monde de la danse : le grand Mats Ek décide de se retirer de la sphère chorégraphique. A 70 ans, l’homme qui a bouleversé les codes du ballet, plus que tout autre après Maurice Béjart, se met en retrait, sans doute parce que son honnêteté profonde lui dicte de ne plus faire de nouvelles créations s’il n’en sent plus l’impérieuse nécessité. «  Il en a le droit, il a tant donné », affirme avec émotion son interprète parisien de prédilection Nicolas Le Riche, qui traduisit tant de fois le langage abrupt et puissant du créateur. A eux deux, ils ont partagé des moments intenses, lorsque le jeune Nicolas, brillant virtuose de l’Opéra de Paris, naquit littéralement entre les mains de Mats Ek, pour son inoubliable Giselle. Autre moment,   lorsqu’il alla répéter à Stockholm le duo qu’il dansait avec Sylvie Guillem pour sa soirée d’adieux, en 2014, et que Ek, en le quittant, lui dit simplement « ça va ! » « Par sa quête d’authenticité, sa radicalité, il fut un de mes pères », ajoute Le Riche ».  Sobre, d’une exigence folle, engagé jusqu’à l’épuisement, avec la capacité de faire dire aux danseurs beaucoup plus que ce qu’ils croient pouvoir donner, jamais provocant juste pour accrocher, mais toujours enraciné dans une réalité brute, que ce soient dans ses chefs-d’’œuvre, Giselle, La Maison de Bernalda Alba, l’Appartement, ou dans des pièces moins essentielles.

Mats Ek © DR
 
Fils de sa mère et de son père, frère de son frère ! Ek n’est pas né à la scène par hasard : il est le fruit d’une illustre lignée de gens capables de changer la face du spectacle, en prise sur le monde certes, mais avec une patte à la fois authentique et puissante. Rien d’accessoire chez la grande Brigitte Cullberg, sa mère donc, qui créa le Ballet du même nom et marqua l’histoire artistique de la Suède, en total décalage avec sa voisine danoise, tout entière à ses racines classiques attachées. Rien de tel chez son père, l’illustre acteur Anders Ek, favori de Bergman, rien non plus chez Niklas, le frère, solaire danseur que Béjart utilisa comme un flambeau. Rien d’étonnant à cela : en suédois, Ek veut dire chêne, et en regardant la stature puissante de Mats Ek, sa présence ancrée dans le sol avec une force impressionnante, en recevant ce regard franc et sans ambages, on se dit que rarement nom aura été mieux porté.
 
Ek, donc, ne fut pas tout de suite un homme de danse mais d’abord de théâtre, ce qui lui a donné ce sens très particulier de la scène, axé sur le rapport des présences plus que sur la graphie des mouvements. Et puis, vite, vint en 1962 le chef d’œuvre évoqué, Giselle : il y garda  la musique d’Adam, mais jouée et dansée avec une pulsion organique, une force de frappe dans l’exposition des passions brutes qui en fit un souvenir brûlant pour tous ceux qui eurent la chance de le voir, notamment avec sa créatrice, la tout aussi brute Ana Laguna, ballerine espagnole et épouse du chorégraphe. Vision radicale et neuve, servie par un style chorégraphique qui n’appartient qu’à lui, avec ses sauts cabrés en une formidable crispation, bien loin de l’envol classique, cette force de frappe des pieds qui les faisait s’enraciner dans le sol. Une vague novatrice, et qui ne put faire école, l’art de Mats Ek étant totalement ancré dans sa culture, et plus encore son sol scandinave, quel que soit géographiquement le thème abordé. Ce qui ne l’a pas empêché d’être universel.
 
Drame donc, le chorégraphe, non seulement souhaite se mettre en retrait, mais aussi retire ses ballets, sans doute parce qu’il les trouve vidés ou n’a plus l’envie de vérifier qu’ils gardent leur sens, partout où on les joue. On ne verra donc plus Giselle, au grand dam d’un José Martinez, par exemple, qui rêvait de l’inscrire au répertoire de son Ballet d’Espagne. Et bien d’autres pièces qui tiennent à la mémoire. Mais en voici trois, réunies grâce à la productrice Vony Sarfati, qui dans sa série TranscenDanses, offre à Ek la scène de cet adieu. Et ces trois œuvres sont étalées sur vingt années de création, de 1994 à 2015. From Black to Blue, titre du spectacle, réunit donc She was black, Solo for Two et le plus récent, Hâche créé en mai dernier à Stockholm. On y verra des interprètes du Semperoper Ballet Dresden, entre autres, et un ultime cadeau, la présence de la charismatique Ana Laguna, déjà aperçue en 2015, dans son Juliette et Roméo à l’Opéra de Paris. Et puis, le flot se retirera. L’histoire dira ce qu’il aura laissé sur la grève.
 
Jacqueline Thuilleux
 
From black to blue (chor. Mats Ek)
6, 7, 8, 9 & 10 janvier 2016
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.theatrechampselysees.fr/saison/danse/from-black-to-blue?parentTypeSlug=danse
 
 
A voir : « Etoiles », exposition consacrée à Nicolas Le Riche et Claire Marie Osta, à partir du 29 janvier à Elephant Paname (75002-Paris). www.elephantpaname.com 

Photo © Costin Radu

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