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Ashton/Eyal/Nijinski au Palais Garnier – Le coup de grâce – Compte-rendu

 
 

A quelle drôle de mixture avons-nous été confrontés pour ce bizarre spectacle, concocté  en hommage à quelques facettes de la chorégraphie et de la musique russe, étalées sur un siècle, la base en étant évidemment Stravinski puisque le Sacre du Printemps, réinventé en souvenir de Nijinski, en constituait la pièce maîtresse ! Bizarre résurgence d’un style démodé que cette Rhapsody (photo), sur la musique de Rachmaninov, signée en 1980 d’un chorégraphe réputé en son temps, l’anglais Frederick Ashton, auteur de quelques pièces maîtresses notamment pour Margot Fonteyn et Rudolf Noureev, à l’heure de leur splendeur : sur un fond imaginé par Patrick Caulfield, couleurs brutales et formes géométriques, sur lesquelles tranche, avec le plus parfait mauvais goût, le costume du principal danseur, rouge comme dans un cirque mais sans le charme, voici des entrechats, des tours, des piqués, des portés brillantissimes mais totalement vains dans leur succession accrocheuse et faussement séduisante, proche des mauvais Balanchine. Pièce qui ne vaut que par sa virtuosité, et pour laquelle il en faut donc beaucoup: évidemment, lorsqu’on se souvient qu’elle fut créée à Covent Garden pour Baryschnikov à qui donnait la réplique l’exquise Lesley Collier, on ne peut que retomber de ses pointes en se disant que décidément Marc Moreau, vacillant, a besoin de mûrir et que Sae Eun Park, correcte, sautillent en vain.
 
Faunes © Yonathan Kellermann – OnP
 
Puis vient, en contraste total, la plongée dans l’animalité la plus fruste, avec la création de Faunes de l’israélienne Sharon Eyal, vedette en son pays et apparemment adepte d’un retour à la cynocéphalie. La chorégraphe a recueilli les leçons d’une tendance israélienne à danser comme on bat les foins, mais que des chorégraphes comme Ohad Naharin ont habitée d’un vrai souffle novateur : ici, quelques silhouettes agressivement lourdaudes se contractent comme des beignets mal cuits, se contorsionnent et donnent à penser que malgré leurs efforts respiratoires, elles étouffent dans leur gangue, et dans les costumes façon bandeaux que leur a dessinés la très médiatisée Maria-Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior femmes. Certes l’image du Faune n’est pas celle d’un prince nordique, mais la conjonction de la poésie de Mallarmé et de la grisante musique de Debussy, pourrait conduire à une vision plus subtile de la sensualité, comme le fit Nijinski dans sa création.

Vient enfin le plat du jour, pâteux, pataud et d’une insigne laideur, mot que l’on ose à peine employer puisque celui de beauté est également proscrit. On sait le scandale du Sacre du Printemps en 1913 au Théâtre des Champs-Elysées, lorsque Nijinski, renonçant aux tours en l’air, avait voulu retrouver l’âme païenne de son vieux pays, et donner une autre portée à la danse, pour évoquer quelque sauvagerie antique, génialement assénée par la complexe et rugueuse musique de Stravinski. La partition s’est ensuite imposée car elle est non seulement révolutionnaire, mais surtout un chef-d’œuvre, par sa rigueur et sa force. Tandis que de la  pièce de Nijinski, certainement habitée par le souffle du danseur devenu chorégraphe, on n’a gardé que des souvenirs écrits, des dessins de décors, de fugitives visions crayonnées, des maquettes de costumes. Archives sur lesquelles se sont pieusement penchés Millicent Hodson et Kenneth Archer lorsqu’en 1987, au terme d’un travail de bénédictins, ils présentèrent au monde quelque peu étonné, ce qu’on pouvait reconstituer de l’œuvre.
 

Le Sacre du Printemps © Yonathan Kellermann – OnP

Dominique Brun, chorégraphe elle aussi, tout en se mettant à travailler dans les années 2000 sur les sources possibles, a admis qu’on ne pouvait plus vraiment retrouver la gymnique et le graphisme des mouvements voulus par Nijinski. Elle a donc tenté, avec son propre langage de remettre ses pas de danseuse moderne dans ceux d’un homme qui, cent ans avant, fit une révolution dont on ne doute pas mais qui a dit tout ce qu’elle avait à dire. De ce retour à un influx perdu, reste ici un embrouillaminis de pas hétéroclites, de saccades et tressautements sûrement voulus par Nijinski, de mini groupes passant et repassant en piétinant, le tout dans une confusion totale, avec des poses qui sans doute furent celles de nos ancêtres primitifs, mais n’évoquent plus rien pour le regard d’aujourd’hui, sauf une tendance à la transe mal maîtrisée et étagée pour qu’elle puisse trouver son rythme.
Et si les costumes, les décors sont fidèlement inspirés de ceux d’origine, conçus par Nicolas Roerich, si les pieds sont bien sagement en-dedans comme le voulut le chorégraphe en 1913, ce brouillard où se croisent des formes vagues ne touche guère. D’ailleurs, il n’est que de voir comment Alice Renavand, la ballerine la plus intéressante du Ballet de l’Opéra, semble, en accomplissant sa rituelle danse de mort, se rapprocher davantage d’une élégante Reine des Cygnes que d’un acte sacrificiel. Les dieux sont morts …Mais la pièce ayant reçu l’aval de la Succession Vaslav et Romola Nijinski, gardiens du temple, on ne peut que s’incliner….
Heureusement, il y avait la musique, celle de la belle Rhapsodie sur un thème de Paganini, où le piano du magnifique Joseph Moog a fait des étincelles, la finesse du Prélude à l’après-midi d’un Faune debussyste et la violence cabrante du Sacre du Printemps, sous la baguette d’un Vello Pähn veillant, comme toujours, à la perfection de chaque intonation, de chaque secousse, développant les mélodies avec poésie et les rythmes avec une formidable intensité. Joli concert de l’Orchestre de l’Opéra.
 
Jacqueline Thuilleux

Ashton/Eyal/Nijinski – Paris,  Palais Garnier, le 1er décembre 2021. Autres représentations, les 4, 5, 7, 9, 10, 11, 12, 14, 16, 18, 20, 22, 23, 24, 25, 27, 29, 31 2021, les 1 & 2 janvier 2022 // bit.ly/3EmDsl7
 
Photo ( Rhapsody)  © Yonathan Kellermann – OnP
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