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Aix-en-Provence - Compte-rendu : Des morts bien vivants


Ce que les auditeurs de France Musique et des radios européennes qui retransmettaient le 20 juillet De la maison des morts de Janacek en direct du Festival d’Aix-en-Provence n’ont pas vu à l’issue de cette mémorable soirée, ce sont les 1300 spectateurs du tout nouveau théâtre aixois se lever d’un bond à l’entrée de Pierre Boulez : un quart d’heure d’ovations à l’adresse du chef français et de son complice de trente ans le metteur en scène Patrice Chéreau venu le rejoindre sur le plateau de l’éternel goulag au milieu de la vingtaine de chanteurs, du chœur Arnold Schoenberg, des comédiens et des musiciens du Mahler Chamber Orchestra.

C’est qu’il faut remonter loin dans l’histoire de l’opéra pour retrouver pareille réussite où au lieu de se marcher sur les pieds musique et théâtre se renforcent et s’exaltent l’un l’autre : à leur commune Tétralogie pour le centenaire de l’œuvre dans le temple de Bayreuth en 1976, ou trois ans plus tard, à la création à l’Opéra de Paris de la version en trois actes de Lulu de Berg, ou aux désormais mythiques Noces de Figaro de Mozart signées Georg Solti et Giorgio Strehler au Palais Garnier en 1973 ! Car comme la langue d’Esope, l’opéra peut être la pire des choses comme la plus sublime lorsque les éléments souvent contradictoires qui concourent à son élaboration s’oublient pour mieux servir le compositeur et son œuvre.

C’est exactement le miracle qui s’est produit, au soir du 20 juillet, où l’on assista vraiment à un spectacle global où nul ne cherchait à tirer la couverture à lui, mais où chacun était parfaitement à sa place pour y faire ce qu’il devait au moment nécessaire. N’allez pas croire qu’une telle réussite soit le fruit du hasard ! Il y faut d’abord des maîtres d’ouvrage qui partagent une même conception de l’œuvre élaborée en commun : c’est à ce prix seulement qu’ils pourront entraîner à leur suite tous les participants au spectacle, des solistes aux machinistes en passant par le décorateur, la costumière ou l’éclairagiste.

C’est ainsi que lorsqu’un déluge de déchets en plastique et de détritus tombe des cintres en ouverture du 2ème acte, il doit saisir le spectateur à la gorge pour susciter sa réflexion, mais surtout pas provoquer l’hilarité: c’est une question de seconde. De même pour la musique : la fosse doit immédiatement prendre le relais, l’oreille jouant à un étrange jeu de colin-maillard avec l’œil. Les défauts de la mise en scène et son mauvais ancrage dans la partition sont facilement repérables : ou bien, suivant uniquement les mots du livret, le metteur en scène propose, en parallèle à la musique, un second spectacle qui a souvent peu de rapport avec elle, ou bien, effrayé par la partition qui le subjugue, le malheureux parvient tout juste à illustrer, à enluminer les notes en une bien vaine redondance.

Dans 90% des cas, la mise en scène navigue entre ces deux écueils sur les scènes les plus réputées du monde… Les miracles n’en sont que plus visibles. La direction d’acteurs, comme les coups de théâtre imaginés ici par Patrice Chéreau n’illustrent jamais la partition : ils jaillissent d’elle comme la flamme de l’étincelle. C’est un prolongement, un épanouissement. Comme dans tous les opéras de génie, la musique va souvent bien au-delà du livret, Janacek rebondissant sur les phrases de Dostoïevski. A l’inverse de ce qui s’était hélas, produit dans sa dernière mise en scène lyrique avec Cosi fan tutte en 2005, Richard Peduzzi a su trouver ici le décor idéal pour Chéreau.

Techniquement, il revient au célèbre mur à géométrie variable de Lucio Silla et de Don Giovanni de Mozart, mais non plus sous forme de barrière en fond de scène, mais scindé en deux parois latérales figurant les mâchoires qui broient les prisonniers et contre lesquelles se brisent toute révolte comme toute velléité de liberté. Glissant sur des rails, leurs éléments dessinent un labyrinthe de couloirs, des geôles, des coins d’infirmerie. Bref, le décor épouse la richesse de couleurs et la souplesse de la musique. C’est peu dire que sous les mains de Pierre Boulez, elle a la malléabilité de la glaise. Au point que l’Orchestre de chambre Gustav Mahler est méconnaissable ! Comme quoi les grands chefs, cela existe, ça n’est pas un mythe…La sonorité en est à la fois fraîche, spontanée et, l’instant d’après, d’un tragique absolu. Mais l’orchestre reste le soutien des chanteurs acteurs qui viennent se raconter dans ce psychodrame géant de la misère des camps de tous les temps et de toutes les latitudes.

Impossible de citer tous les solistes. Remarquons tout de même le Goriantchikov d’Olaf Bär, l’Aleia d’Eric Stoklossa, le Morosov de Stefan Margita, le Grand prisonnier de Peter Straka, le Petit prisonnier de Vladimir Chmelo, le Commandant de Jiri Sulzenko ou le Vieux prisonnier de Heinz Zednik, Mime de légende à Bayreuth.

Jacques Doucelin

Grand Théâtre de Provence, 20 juillet 2007

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Photo : Ros Ribas

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