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L'Orfeo de Monteverdi dirigé par Leonardo García Alarcón inaugure La Cité Bleue Genève – Le bonheur jusque dans les enfers – Compte-rendu

 
 
Le printemps n’est peut-être pas encore tout à fait là mais c’est tout comme : nous étions reçus à La Cité Bleue Genève comme des amis qu’on invite chez soi pour goûter au premier soleil de saison. Leonardo García Alarcón, directeur artistique du lieu, l’inaugurait en deux temps avec sa générosité habituelle. On ne reviendra pas sur l’historique, la renaissance et le bel aujourd’hui de cette Cité Bleue, née sous l’appellation de Salle Patiño en 1968 : Alain Cochard les a exactement détaillés cet automne pour Concertclassic (1). À quelques jours de l’inauguration, le chef argentin désormais suisse nous avouait son ambition : « Aujourd'hui, je me trouve chargé d’une très grande responsabilité. La Cité Bleue n’est pas seulement un toit pour Cappella Mediterranea, qui sera ensemble à résidence : c’est un lieu d’ouverture à toute la musique – et pas seulement aux musiques appelées « classiques » du Moyen-Âge à aujourd'hui – c'est-à-dire à la musique comme élément essentiel et fil conducteur de l'être humain et de ses émotions. »
 

Valerio Contaldo (Orfeo) © François de Maleissye-Cappella Mediterranea

Le premier opéra pour le premier jour de La Cité Bleue

En guise de feu d’artifice initial, quelle meilleure œuvre que le premier opéra, L’Orfeo (1607) de Claudio Monteverdi ? « Cette œuvre nous montre une sorte d’idéal, écrit le chef dans sa note d’intention : la volonté d’utiliser tous les instruments existants, d’y mettre toutes les couleurs du monde […] en privilégiant un mouvement centrifuge, une explosion de lumière qui se dirige vers tous les points de l’univers. » On ne reviendra pas non plus en détails sur les qualités irrésistibles de l’interprétation de Cappella Mediterranea et du Chœur de chambre de Namur : l’enregistrement paru en 2021 est devenu pour certains – et l’auteur de ces lignes – une nouvelle référence (2). La représentation du 9 mars à La Cité Bleue, voyageant à une altitude comparable en équipage similaire avec le même pilote, ne pouvait pas décevoir, sinon en bien comme disent nos amis genevois.
 

Mariana Flores (Euridice) & Valerio Contaldo (Orfeo) © François de Maleissye-Cappella Mediterranea

On nous annonçait une version de concert, elle était pour le moins « augmentée » par le théâtre sur un plateau parcouru d’une énergie, d’une gestuelle, d’une incarnation, entrées dans les gènes de la troupe depuis la mise en scène de Jean Bellorini au Festival de Saint-Denis en 2017. Rien n’est jamais exactement pareil d’une représentation à l’autre, confirmait Ronald Martin Alonso qui partage avec Margaux Blanchard le pupitre des violes de gambe au sein de l’opulent continuo ; tous à l’écoute les uns des autres, à l’affût d’un geste ou d’un simple regard du chef pour le suivre au bout de l’expression.
La Musica de Mariana Flores déploie le prologue avec des élans de danseuse de Delphes baroque, Valerio Contaldo – inépuisable dans un rôle épuisant – est un Orfeo latin très mâle, presque arrogant dans le bonheur et enfant halluciné dans le malheur, dont le timbre s’étoffe et s’enrichit à mesure des épreuves. Quand Giuseppina Bridelli entre délivrer son funeste message, un frisson glacé remonte la salle, la fête de mariage grec, animée par les pas de danse virtuoses du violoniste Yves Ytier, bascule en sinistres noces dignes du Parrain.
 

Yves Ytier (violon) © François de Maleissye-Cappella Mediterranea

Au milieu du morceau de bravoure d’Orfeo aux Enfers – « Possente spirto, e formidabil nume » (« Esprit puissant et formidable dieu ») – c’est soudain la harpe de Marina Bonetti qui surgit de l’ombre pour un solo inouï. La déambulation des esprits infernaux a tout du défilé de croque-morts, il y a de l’ironie dans l’air de séduction de Proserpine (Anna Reinhold) envers Pluton (Andreas Wolf reprenant le rôle d’Alejandro Meerapfel mort il y a quelques mois à la façon de Molière). Par le vertige des déplacements des musiciens et la grâce du chef ce soir-là, certaines scènes soudain se révèlent inoubliables : les métamorphoses musicales, de la polyphonie ancienne à la monodie accompagnée, de l’immense « Ahi caso acerbo » (« Las, acerbe destinée ») nourrissant l’essentiel de l’acte II prennent une architecture de Requiem ; et les adieux sublimes d’Euridice (Mariana Flores) à Orfeo suggèrent la mort de Didon chez Purcell. On aurait juré qu’avec nous certains musiciens dans la fosse avaient les larmes aux yeux …
 

Giuseppina Bridelli (La Messagiera) © François de Maleissye-Cappella Mediterranea

Mais bon dieu aussi, pourquoi depuis quatre siècles chez Monteverdi et des millénaires ailleurs, Orfeo se retourne-t-il ? « Cela veut dire qu'on ne peut pas changer le destin, explique Leonardo García Alarcón, et cela existe dans presque toutes les histoires orphiques à travers le monde : quand on va chercher un mort en jouant de la musique, en général, on revient seul… L’Orfeo est un conte fantastique et c'est finalement la plus belle chose qu'on puisse imaginer autour de la musique, de la mort et de la mémoire. La musique, c'est la mémoire par excellence, elle seule peut lutter pour que tout ne disparaisse pas avec la mort. Quand Orfeo se retourne, c'est peut-être simplement le moment où l’on ouvre les yeux après un cauchemar, ou un très beau rêve. Cela devait être ainsi. Il ne faut pas oublier que Caronte ne laisse pas passer Orfeo parce que la musique est trop belle, mais parce qu'il s'endort… »
 

Leonardo García Alarcón © François de Maleissye-Cappella Mediterranea
 
Un bœuf dans une acoustique exceptionnelle

Cela aurait pu être la plus belle des conclusions – seulement on retrouvait les mêmes et quelques autres en civil le lendemain pour une journée portes ouvertes. Dehors sous la grisaille, devant ceux de Genève ou d’ailleurs – on a repéré des frontaliers et même une Valaisane – appelés à faire vivre La Cité Bleue, Rebekka Gather danse verticale sur la paroi brute, accompagnée par la violoncelliste et chanteuse Mara Miribung. À l’intérieur, on croise Valerio Contaldo à la guitare au sortir de sa loge pour un Come Again de Dowland, Anna Reinhold chante sur la viole de gambe complice de Margaux Blanchard un air de cour du XVIIet Trois oiseaux de paradis bouleversants de Ravel ; dans l’espace aux miroirs du Studio bleu, on se réunit tout en délicatesse autour de Las Musas de América du trio latin formé par le contre-ténor italien Leandro Marziotte, le claveciniste argentin Ariel Rychter et le violiste cubain Ronald Martin Alonso. Et puis c’est l’entrée dans la salle, pour une expérience musicale assez rare : un florilège festif de 350 ans de musique tellement bien ficelé qu’on croirait qu’ils improvisent !
 

 © François de Maleissye-Cappella Mediterranea

« Genève est le lieu le plus propice au bonheur » écrivait Borges, et l’on y croyait ce week-end-là. Les sourires circulent, le Quatuor Terpsycordes est venu se rappeler ici son premier concert en 1997, le bandonéoniste William Sabatier et le joueur de cornet à bouquin Doron Sherwin, amateur d’empanadas argentines, ont rivalisé d’humour pince-sans-rire. Il y avait évidemment Mariana Flores et Valerio Contaldo, le pianiste Cédric Pescia sur un Steinway spécialement sélectionné pour La Cité Bleue par Nelson Goerner ; et puis Oblivion, rêve mélancolique et « obra maestra » d’Astor Piazzolla, du Monteverdi carrément débraillé, un charivari impossible autour du tango préféré du grand-père de Leonardo ! Bref, un bœuf dans une acoustique exceptionnelle ! Parce que, si nous n’avons pas insisté sur le système Constellation (3) qui équipe La Cité Bleue, c’est parce qu’il est d’un tel naturel qu’il se fait oublier. « Les systèmes de sonorisation sont des tabous dans notre monde classique, rappelle le maître des lieux, même s'ils sont très utilisés et que personne ne le dit. Mais ici, le système Constellation n’est pas un système de sonorisation, il construit en temps réel un nouvel espace acoustique sans rien modifier des paramètres naturels du son. Même si je n’étais pas pour au départ, on ne peut pas nier cette évidence, il y a là quelque chose de nouveau qu’on pourra utiliser pour simuler des espaces sonores incroyables, dans la création contemporaine ou le théâtre musical, et qu’on pourra aussi ne pas utiliser quand il s’agira de récitals ou de petits ensembles. »
Quelques tests grandeur nature plus tard, il convient de rendre les armes : nue, la salle nous envoie sèchement percuter ses murs en béton ; légèrement enrichie d’une réverbération savoureuse – renseignement pris : 1,6 secondes – elle se love autour de la Cappella Mediterranea pour faire apparaître un Monteverdi bien vivant. Décidément, la claveciniste Christiane Jaccottet, qui eut García Alarcón comme élève à Genève, ne se trompait pas : « La musique ancienne n’existe pas : dès qu’elle est jouée, elle est actuelle… »
 
Didier Lamare

Monteverdi : Orfeo – Genève, La Cité Bleue, 9 mars 2024
 
(1) www.concertclassic.com/article/la-saison-inaugurale-2024-de-la-cite-bleue-geneve-devoilee-le-reve-de-leonardo
(2) www.concertclassic.com/article/lorfeo-de-monteverdi-par-leonardo-garcia-alarcon2-cd-alpha-le-disque-de-la-semaine-nouvelle
(3) meyersound.com/product/constellation/
 
LIENS :
La Cité Bleue Genève
lacitebleue.ch
Cappella Mediterranea
cappellamediterranea.com
 
 
Photo © François de Maleissye-Cappella Mediterranea

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