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Festival de Saint-Michel en Thiérache 2022 – Italie triomphante — Compte-rendu

 
Heureux festivaliers de Saint-Michel en Thiérache, choyés par une programmation offrant la crème des ensembles et solistes de musique ancienne et baroque, cinq dimanches consécutifs de juin-juillet, mais aussi heureux Festival qui, après l'année blanche de 2020 – l'heure des concerts avait été symboliquement marquée par la mise en ligne d'une vidéo de l'orgue Boizard de 1714 touché par Paul Goussot – puis une reprise très positive l'année dernière, retrouve en 2022 l'essentiel de son public indéfectiblement fidèle : le concert de clôture du 10 juillet – L'Arpeggiata de Christina Pluhar et Philippe Jaroussky – affiche d'ores et déjà complet. Jean-Michel Verneiges, fondateur et directeur artistique, propose principalement, pour cette 36édition, des incursions choisies au cœur du répertoire italien, avec extension vers l'Espagne via Naples. Le Festival retrouve aussi son rythme habituel : deux concerts par dimanche, en fin de matinée et milieu d'après-midi, et trois concerts pour deux d'entre eux, avec cette année, en début d'après-midi, Pierre Hantaï au clavecin (Scarlatti et Haendel) et Benjamin Alard au grand orgue pour un périple Paris-Weimar. Rappelons que la saison Les Orgues de l'Aisne en concerts (32année) permet aussi de découvrir quantité d'instruments de la région : 22 concerts entre le 1er mai et le 23 octobre 2022 (1).
 
 
Pureté et engagement
 
Les concerts du 26 juin se répondaient, sans quitter la Vénétie, à travers le dialogue des cordes solistes et des voix : sonates et madrigaux, concertos et opéra. Nuovo stile fit entendre le claveciniste, organiste et chef milanais Fabio Bonizzoni (2) et son ensemble La Risonanza (en petite formation), d'autant mieux connus à Saint-Michel qu'ils sont soutenus par le Conseil départemental de l'Aisne et la DRAC des Hauts-de-France. Le 28 août, au cloître Saint-Martin de Laon, Fabio Bonizzoni reviendra pour un récital s'inscrivant dans la « saison de clavecin dans l'Aisne avec des artistes du Festival de Saint-Michel-en-Thiérache ». Barbara Strozzi, abondamment fêtée en 2019, ouvrait le feu avec la Serenata Hor che Apollo è a Teti in seno pour soprano : Emanuela Galli, deux violons et basse continue, œuvre que l'on retrouve sur l'album Glossa des mêmes interprètes (paru en 2014). Voix pure et toute d'aisance, servant le texte poétique et musical avec un engagement d'une mordante acuité. Une Sonata a due violini de Dario Castello s'ensuivit : Ryo Terekado et Ayako Matsunaga en solistes brillamment chambristes, puis deux pages avec violoncelle – Caterina Dell'Agnello – et clavecin. Ardo e scoprir, ahi lasso, io non ardisco de Monteverdi (Madrigaux guerriers et amoureux, 1638) pour deux ténors aux voix harmonieusement contrastées : les magnifiques Raffaele Giordani et Iason Marmaras (également claveciniste et maître de la basse continue), puis Dolce è per voi d'Agostino Steffani pour soprano et ténor : Emanuela Galli et Iason Marmaras, fusionnels. En guise d'intermède avant l'œuvre phare de ce concert à laquelle tout le reste préparait : séduisante Sonata sopra la Monicha de Biaggio Marini, variations pour deux violons et basse continue – en fait réellement a tre, le violoncelle s'émancipant avec entrain et virtuosité.
 

(de g. à dr) Raffaele Giorgani, Emanuela Galli, Iason Marmaras © Robert Lefèvre
 
Emotion au paroxysme
 
Sous-tendue d'un minimum de « mise en espace », les solistes évoluant sur le plateau à l'écoute des autres, l'œuvre phare n'était autre que le Combattimento di Tancredi e di Clorinda de Monteverdi, dont le soliste chargé de la narration – Testo – est le véritable et monumental héros. Ici Raffaele Giordani, ténor solaire d'une musicalité et d'une diction (sidérante strophe sur L'onta irrita lo sdegno alla vendetta [la honte excite la fureur à la vengeance], menée tambour battant, comme il se doit, cependant que les instruments bruitent le combat) à fondre de bonheur. Performance envoûtante et bouleversante du soliste, menant l'émotion au paroxysme, ovationné par un public (on ne saurait imaginer plus attentif que celui de Saint-Michel, suspendu au souffle des musiciens) sidéré et lui-même bouleversé. L'œuvre, bien sûr, mais aussi tous ses interprètes dans une fusion portée à incandescence sous la direction dense mais libre de Fabio Bonizzoni. Quand on est à ce point « brisé par l'émotion », comme le dit Fabio Bonizzoni en fin de programme, quel bis offrir ? Telle une transition vers le concert de l'après-midi, ce fut la page enjouée qui referme la Serenata a tre de Vivaldi composée pour la cour de France : La Senna festeggiante RV 693 (« La Seine en fête », 1726), que Bonizzoni et La Risonanza ont enregistrée à Saint-Michel en 2011 (Glossa, 2012).
 

(de g. à dr.) : Adèle Charvet, Eva Zaïcik & Julien Chauvin © Robert Lefèvre
 
Mezzos d’exception

Autre format l'après-midi et un seul compositeur : Vivaldi, par Le Concert de la Loge de Julien Chauvin et deux voix justifiant ô combien l'intitulé de ce concert : Mezzos Triomphantes – pour ainsi dire le pendant de Rivales, avec Le Concert de la Loge, Véronique Gens et Sandrine Piau, album Alpha enregistré à Saint-Michel en 2021. La structure du programme offrait une base magistrale de solidité dans le renouvellement, concertos de haute virtuosité, airs et duos d'opéras alternant tout au long des deux parties, mais aussi s'imbriquant. Les deux mezzos d'exception alternaient elles-mêmes airs de fureur et leur contraire poétique (également rôles masculins et féminins dans les duos), chacune vibrant de manière très individuelle. Ouverture de L'Olimpiade, puis Agitata infido flatu de Juditha triumphans par Eva Zaïcik, dont la ligne de chant stylée fit d'emblée merveille, et Sovvente il sole d'Andromeda Liberata par Adèle Charvet, grande voix puissante et d'une éloquence renversante, page élégiaque ornementée introduite par un solo de violon préfigurant la suite.
 

Julien Chauvin © Franck Juery

Quand Vivaldi coule de source

À savoir le Concerto en majeur RV 226 par Julien Chauvin, chef et soliste : sonorité soyeuse, aussi ample et charpentée que bondissante et aérienne, d'une sûreté d'intonation et de jeu défiant l'entendement, comme si tout ne pouvait que couler de source, cependant que les cordes du Concert de la Loge apportaient à l'ensemble des œuvres un surcroît d'« animation » d'une splendide vitalité. L'Allegro initial fut séparé des autres mouvements par un premier duo des Dames : Io sento nel petto si grande de Farnace, page si séduisante dans la fusion des timbres qu'elle fut redonnée en bis. Premier air de fureur à vocalises : Alma oppressa de La Fida ninfa par Adèle Charvet, ouragan de musicalité et de vocalité, projeté avec une assurance et une puissance médusantes. Pas de doute, ainsi que, sur l'autre versant, le sublime Gelido in ogni vena de Farnace en deuxième partie l'a montré, Cecilia Bartoli n'est pas seule dans ce registre de mezzo héroïque, et avec quelle présence ! La réponse d'Eva Zaïcik fut un prodige de bel canto baroque ornementé, pureté de la phrase et souffle affranchi des contraintes physiques : Vedro con mio diletto de Il Giustino – puis, du même ouvrage, duo In braccio a te la calma et sa ferveur amoureuse.
 
Il manquait encore à Eva Zaïcik son aria di furore : ce fut, en ouverture de la seconde partie, Se lento ancora il fulmine d'Argippo, où la phrase poétique conserva néanmoins tous ses droits – suivi du Gelido in ogni vena déjà évoqué, prodigieuse danse sublimée, presque effrayante de glaciale intensité. Contraste éclatant avec le finale du Concerto en sol majeur RV 314 par Julien Chauvin, puis un duo où l'amour vacille : Ne giorni tuoi felici de L'Olimpiade, enfin Concerto en majeur RV 225, dont l'original Largo médian est en forme de délicieux trio pour violon, violoncelle et clavecin. Ce concert Vivaldi se devait de conclure dans la félicité : duo Sposo amato d'Andromeda Liberata. L'oracle ne pouvait dès lors guère s'être trompé : le public transporté fit un triomphe aux musiciens qui aussitôt bissèrent le dernier duo, puis celui de Farnace… Bonne nouvelle : en tant que « partenaires du projet musical départemental de l'Aisne », Julien Chauvin et Le Concert de la Loge reviendront le 2 octobre prochain dans le cadre de l'autre Festival de l'Aisne, celui de Laon, pour Iphigénie en Aulide de Gluck.
 
Michel Roubinet

Abbaye de Saint-Michel en Thiérache (Aisne), 26 juin 2022
www.festival-saint-michel.fr
 
 
(1) Programme 2022 de la saison Les Orgues de l'Aisne en concerts (en dépit de la mention « Calendrier 2021 »)
     aisne.com/sites/default/files/2022-05/Programme%20Les%20orgues%20de%20l%27Aisne%202022.pdf
 
(2) www.concertclassic.com/article/cloture-de-la-saison-musicale-2012-de-royaumont-de-frescobaldi-debussy-compte-rendu
     www.concertclassic.com/article/32e-festival-de-saint-michel-en-thierache-conjugaisons-latines-compte-rendu-orgue
 
  

Photo © Robert Lefèvre

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