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​Guercœur d’Albéric Magnard à l’Opéra national du Rhin – Mais oui, c’est possible ! – Compte-rendu

 

Incompréhensible. Comment avons-nous pu nous passer pendant près d’un siècle d’un opéra aussi superbe, d’une musique aussi raffinée et puissante ? Comment la France a-t-elle pu si longtemps tourner le dos à l’un de ses génies, au point que Guercœur, dont la création avait déjà attendu trente ans après l’achèvement de la partition, n’a plus été donné par aucune scène française après la dernière en 1933 de la dizaine de représentations que consentit à en présenter l’Opéra de Paris ? (1) Que soient donc loué Alain Perroux et l’Opéra du Rhin pour avoir osé faire ce à quoi seul le théâtre d’Osnabrück (en 2019) s’était risqué jusque-là : donner à voir le deuxième opéra d’Albéric Magnard (1865-1914), réputé impossible.
 

Ingo Metzmacher © Felix Broede
 
L’unique intégrale au disque y est peut-être pour quelque chose : tout en révélant l’œuvre, elle pâtissait des tempos bien lents choisis par Michel Plasson, et de quelques interprètes pas toujours des plus agréables à écouter. Ce Guercœur un peu momifié n’était pas forcément de nature à susciter une tentative de reprise de l’œuvre. Sur ce plan-là, on est d’emblée frappée, à l’Opéra de Strasbourg, par la vigueur que la direction musclée d’Ingo Metzmacher imprime au chef-d’œuvre de Magnard : rien de compassé, cette fois, mais au contraire une vie animant la partition, même dans ce premier acte situé au ciel, où le héros défunt rencontre ombres et entités abstraites. 
 

Catherine Hunold (Vérité) & Stéphane Degout (Guercœur) © Klara Beck

Magistralement interprétée par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, la musique de Magnard (avec une seule scène coupée, au deuxième acte) se révèle dans toute sa splendeur, jusqu’aux toutes dernières mesures, avec cet extraordinaire quatuor de voix féminines, beau comme du Richard Strauss avant l’heure. Le Chœur de l’Opéra (préparé par Hendrik Haas) joue un rôle considérable dans cette réussite, dès ses premières interventions (les spectateurs l’entendent sans le voir puisqu’il est vraisemblablement placé alors dans les couloirs entourant la salle), les trois « voix de femmes » qui s’expriment lors de l’impressionnante scène de révolte étant issues de ses rangs.

Catherine Hunold (Vérité) © Klara Beck
 
Si Guercœur avait la réputation d’être une œuvre impossible, c’était aussi parce qu’il y fallait des chanteurs à peu près introuvables. Mais à présent, ils existent ! Et ils existent même en France ! On salue bien sûr l’incarnation de Stéphane Degout (photo), dans le rôle-titre à la tessiture exigeant de solides ressources dans l’aigu et une expressivité sans faille. Le baryton possède les atouts nécessaires et convainc pleinement. Mais il y a plus exceptionnel autour de lui. Une Brünnhilde française, dit-on du personnage de Vérité : miracle, nous en avons une ! Catherine Hunold trouve ici un personnage à sa mesure, dont elle livre une interprétation brillante, en lui conférant cette dimension maternelle sur laquelle le livret ne cesse de revenir tout en traduisant l’autorité morale de cette figure abstraite. La soprano en maîtrise les éclats (grandiose invocation « A moi, forces de la nature ») mais aussi tous les aigus pianissimo. Puisse sa prestation pousser d’autres théâtres à lui confier à nouveau le rôle.
 

Julien Henric (Heurtal) & Antoinette Dennefeld (Giselle) © Klara Becck

Presque aussi renversant, l’Opéra du Rhin a trouvé un ténor français capable de chanter Heurtal ! Rôle quasi-wagnérien, lui aussi, par la vaillance qu’il exige, même si ce n’est que pour deux scènes. Julien Henric s’y montre mieux que prometteur, et se glisse avec aisance dans la peau de ce personnage abject. Autre voix difficile à trouver, mais qui est bien présente ici aussi : le contralto de Souffrance. Il y eut hier Nathalie Stutzmann, avant-hier Denise Scharley, et il y a aujourd’hui Adriana Bignani Lesca (photo), irréprochable à chacune de ses interventions, où elle impose son timbre rare et une diction impeccable, l’actrice étant elle aussi à la hauteur (ah, ce sourire quand elle apprend que Guercœur renvoyé sur Terre va enfin souffrir !). Il faudrait aussi citer toute la distribution, la Giselle bouleversante d’Antoinette Dennefeld, l’émouvante Bonté d’Eugénie Joneau, la Beauté dont on regrette qu’elle offre si peu à chanter à Gabrielle Philiponet, ou cette Ombre d’une femme où l’on est tout surpris de retrouver Marie Lenormand, il y a peu irrésistible Baronne dans Gosse de riche de Maurice Yvain.
 

© Klara Beck 
 
Impossible à mettre en scène, Guercœur, triptyque dont le panneau central se situe dans différents lieux d’une « cité médiévale » et dont les volets se déroulent au paradis ? La production de Christof Loy prouve qu’il n’en est rien. Dépouillée, actualisée mais sans tomber dans la trivialité de notre quotidien (les costumes renvoient aux années 1950, le décor se bornant à un immense panneau tournant, côté noir pour le ciel, côté blanc pour la Terre, avec des chaises pour tout le monde et un paysage de Le Lorrain glissé entre les deux faces du panneau, qu’on aperçoit seulement au début du deuxième acte. Les éclairages très travaillés d’Olaf Winter et la direction d’acteur font qu’on ne s’ennuie jamais et que l’on suit l’action (ou son absence) avec un intérêt qui ne se dément pas. Un spectacle nécessaire et marquant, dont on espère qu’il changera notre regard sur Albéric Magnard.
 
Laurent Bury 

 

 
(1)  Opéra de Paris où l’ouvrage fut créé le 24 avril 1931, l'orchestration des actes 1 et 3 ayant été reconstituée par Guy Ropartz suite à la destruction du manuscrit lors de l'incendie de la maison du compositeur en 1914. 
 
Albéric Magnard : Guercœur – Strasbourg, Opéra,  28 avril,  prochaines représentations à Strasbourg les 30 avril, 2, 4 & 7 mai, puis à Mulhouse (La Filature) les 26 & 28 mai 2024 // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2023-2024/opera/guercoeur
 
Enregistrement par France Musique diffusé le 25 mai à 20h ; captation visible sur Arte Concert pendant un an à partir du 25 mai.

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Photo © Klara Beck

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