Au clavecin comme au piano, le nom de Ninon Hannecart-Segal rime avec des programmes souvent étonnants, fruits d’une grande curiosité. L’artiste est en résidence à la Fondation Royaumont et, dans ce cadre, elle a donné il y a peu un récital « Hommage à Pierre Boulez » à la Bibliothèque La Grange-Fleuret. Il présentait l’intérêt de mêler à une sélection de Préludes de Claude Debussy les Psalmodies de Boulez dont le manuscrit autographe mis au net, issu de la collection de Fred Goldbeck (1902-1981, musicologue et mari de la pianiste Yvonne Lefébure), est conservé à la BLGF.

Dernière station avant le dodécaphonisme
 
Datée de juillet-août et novembre 1945, ces pièces furent dédiées à la pianiste Yvette Grimaud (1920-2012), qui en donna deux en première audition, le 5 mars 1946 lors d’un concert de l’association Le Triptyque. Il s’agit là, pour reprendre les mots de Peter O’Hagan (1) de « la dernière composition des premiers temps parisiens à ne pas être marquée par l’influence de la technique dodécaphonique. » Une réalisation dont la partition sera d’ici peu publiée par les éditions Durand.
Un Boulez d’avant Boulez en somme, qui montre les influences de Messiaen, de Jolivet, d’Honegger dont l’auteur cite un thème de la Danse des morts dans la 3e Psalmodie. Des pièces étonnantes (un ensemble de 23-25 minutes au total), que l’on n’attribuerait pas spontanément à Boulez si on les entendait sans en connaître l’auteur et que la pianiste a donc décidé de placer dans un bain tout debussyste – choix opportun pour qui se souvient du profond attachement du compositeur et chef à ce devancier

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L’influence de Messiaen
 
Ninon Hannecart-Segal possède un sens rare de l’équilibre entre les maillons d’un récital ; il s’illustre une fois de plus. Après Danseuses de Delphes et La Puerta del Vino, véritable bouffée de mystère sous ses doigts, la pianiste prépare avec Des pas sur la neige à l’écoute de la Psalmodie n° 1 – Très modéré, page d’abord interrogative et nocturne avant de laisser place à des moments plus animés et mordants. Son sens des couleurs s’y illustre autant que dans des Bruyères très sensuelles et une Ondine idéalement mobile et ondoyante. On ne pouvait mieux amener la Psalmodie 2 – Vite, sans traîner où celui qui a été élève de Messiaen entre 1944 et 1945 au Conservatoire de Paris laisse transparaître son influence dans une écriture pleine d’énergie que la pianiste assume avec maestria.
 
Musique incantatoire
 
Parfaitement caractérisées, Les collines d’Anacapri, La terrasse des audiences du clair de lune et La danse de Puck conduisent à la Psalmodie n°3. Très lent ? Il faut se méfier de l’eau qui dort : on est vite confronté à une musique incantatoire, aux allures de danse rituelle – les cinq pièces du même nom de Jolivet datent de 1939 ... L'interprète tient formidablement le morceau jusqu’à d’ultimes mesures qui procurent la sensation d’une consomption totale des forces. Avec quelle facilité et, quelle logique musicale, se plonge-t-elle, et nous plonge-t-elle, ensuite dans La cathédrale engloutie, véritable appel au rêve ici, servie par un jeu très orchestral, avant de conclure par Minstrels. Un moment passionnant que prolonge, en bis, le très debussyste Prélude en ré bémol de Lili Boulanger.
 
Signalons aux curieux de musique française méconnue, que le Palazzetto Bru Zane, en collaboration avec ProQuartet et la BLGF propose, ce 7 juin, des pièces rares de Duvernoy, Diémer, Lefebvre et Cras, servies par le Trio Parhélie et les Quatuors Moser et Varen et accompagnées d’une courte conférence d’Etienne Jardin.(2)
Enfin, à propos de Jean Cras (très présent dans les fonds de la BLGF), notez que, le 2 juillet, la soprano Thaïs Raï-Westphal et le Quatuor Wassily offriront un programme entièrement consacré au compositeur breton où figureront certains inédits.(3)
 
Alain Cochard
 

Paris, Bibliothèque La Grange-Fleuret, 21 mai 2025