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Une interview de Nahuel Di Pierro, basse - « Il ne faut jamais se limiter, mais favoriser la curiosité »
Vous venez d’aborder avec succès le rôle particulièrement difficile d’Assur dans Semiramide de Rossini à Nancy : quel regard portez-vous sur cette prise de rôle qui représente sans aucun doute une nouvelle étape dans votre carrière ?
Nahuel DI PIERRO : En effet, cette prise de rôle est très importante pour moi. J'ai été marqué par cet opéra que j'ai eu la chance de découvrir lorsque j'étais en Argentine : Samuel Ramey chantait Assur et sa prestation m'a littéralement ébloui. Je découvrais en même temps Rossini, cette œuvre particulière qui regarde vers le passé proche, c'est-à-dire le baroque finissant et anticipe sur ce que sera l'avenir et cette basse extraordinaire, qui vocalisait avec une facilité incroyable pendant cette scène de la folie. Je me souviens m'être dit qu'un jour je chanterais Assur et c'est ce qui s'est passé.
C'est un rôle très complet et très complexe qui demande une certaine maturité, mais au moment où on me l'a proposé je l'avais déjà travaillé ; ce qui m'a permis d'accepter sans trop d'inquiétude. Je ne me suis pas senti pris au piège car je connaissais la partition depuis une dizaine d'années. Même s'il s'agissait d'un défi j'avais gagné du temps et j'ai pu me concentrer sur la virtuosité, mais également sur la psychologie du personnage. J'essaie en général de procéder comme cela avec les grands rôles que j'espère pouvoir aborder dans le futur, c'est bien plus rassurant.
Après les fastes de l’écriture belcantiste, vous vous apprêtez à retrouver Don Giovanni de Mozart, opéra dans lequel on vous a vu et entendu successivement interpréter Masetto, notamment à Paris dans les productions de M. Haneke et S. Braunschweig, avant d’aborder le rôle-titre chez vous en Argentine. Cette fois il s’agira du rôle de Leporello que vous chanterez pour la première fois à Aix-en-Provence dans la nouvelle production de Jean-François Sivadier. Pensez-vous vous qu’il soit indispensable de passer par ces rôles intermédiaires pour être un Don Giovanni complet ?
N. D.P. : C'est une œuvre que je connais extrêmement bien et qui me fascine car elle mêle de façon extrêmement étroite la musique et le texte. Mozart et Da Ponte ont travaillé conjointement pendant tout le processus de création et cela se sent, comme dans Les Noces de Figaro qui ont bénéficié de cette collaboration, de cette intimité rare à l'opéra. J'ai chanté très tôt Masetto en Argentine, avant d'aborder Don Giovanni et j'ai immédiatement apprécié ce chef-d’œuvre d'une étonnante richesse : j'ai beaucoup étudié les récitatifs et me suis très vite rendu compte que la manière de les aborder était inépuisable. Vous pouvez trouver de nouveaux éclairages, vous poser indéfiniment de nouvelles questions. J'ai énormément appris au côté de Peter Mattei dans la production de Haneke car cet immense chanteur inventait à chaque représentation. Je l'ai beaucoup regardé jouer bien sûr, et écouté, car il voulait se surprendre et surprendre les autres : cela peut être déstabilisant mais ce perpétuel état de recherche est très stimulant.
Là encore j'ai eu l'opportunité de commencer jeune ce qui m'a permis de faire évoluer ma perception des rôles : le Leporello que je vais donner à Aix va être nourri de mes expériences précédentes. Le fait de connaître chaque réplique et pas uniquement celles de Masetto, apporte un confort supplémentaire : cet opéra m'habite, me poursuis et je n'en finis pas d'être surpris par ce qu'il cache et me réserve encore. Je voudrais pouvoir le chanter longtemps et alterner Leporello et Don Giovanni comme le font magnifiquement Erwin Schrott, Luca Pisaroni ou Ildebrando d'Arcangelo.
Comment êtes-vous parvenu à Mozart : s’est-il imposé à vous pendant vos études en Argentine, ou l’avez-vous rencontré et donc abordé naturellement en faisant votre chemin plus tard ?
N.D.P. : J'ai très tôt été amené à chanter sa musique en fait, car dès l'âge de sept ans j'ai intégré le chœur d'enfants du Teatro Colón à Buenos Aires. J'ai donc découvert ses œuvres tout en apprenant quantité d'autres pièces ; je chantais bien sûr en voix de ténor avant de muer et de vivre un moment très difficile. Vers treize ans, j'ai vécu une époque traumatisante ; je ne parvenais plus à chanter et ai cru que tout ce que j'avais vécu et aimé avait disparu à jamais. Cela a été un moment de grande surprise qui m'a poussé vers d'autres centres d'intérêt.
Avant de découvrir que je pouvais travailler cette voix grave qui ne ressemblait à rien, j'ai mis l'opéra entre parenthèse. Comme je n'étais pas très bon élève en classe, j'ai suivi des études de théâtre, me suis mis à écrire des pièces et me suis rapproché du rock. Tout cela a été très formateur et m'a permis de m'ouvrir à d'autres disciplines. N'ayant pas arrêté le piano, mon professeur m'a demandé de faire quelques vocalises et m'a dit d'aller prendre des cours de chant : ce que j'ai accepté de faire. Je suis ainsi rentré à l'école de chant de Buenos Aires en 2002, pour travailler cette étrange voix grave, que je suis parvenu à accepter.
Contraint de quitter Buenos Aires, vous avez eu l’opportunité de travailler à Valencia pendant une saison avant d’être engagé à l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris et de suivre le Young singer Program du Festival de Salzbourg. Que retenez-vous de ces expériences et pourquoi ne pas avoir choisi d'intégrer une troupe comme il y en a en Allemagne : aviez-vous des réticences par rapport à ce modèle d’apprentissage ?
N.D.P. : Avant de partir pour l'Europe j'avais déjà eu la chance de débuter sur scène et d’avoir été engagé dans différents théâtres. J'ai fait plusieurs choix que je ne regrette pas au début de ma carrière : celui de ne participer à aucun concours international et de ne pas me retrouver lié à une troupe. Certains ne jurent que par les concours de chant où l'on est, en principe remarqué, et à la troupe, mais j'ai toujours craint de ne pouvoir m’en échapper. En troupe vous travaillez énormément, vous apprenez le métier, bien sûr, mais on décide pour vous, vous enchaînez les représentations, ne voyagez pas, commencez à vous installer, parfois à fonder une famille et par crainte de ne pas trouver de travail ailleurs, vous préférez rester sur place et ne plus repartir. Je ne me voyais pas suivre un tel parcours.
Mon passage à Valencia a été très formateur, mais il s'agissait d'une étape avant celle de l'Atelier lyrique, où j'ai très rapidement pu être engagé sur des productions dans lesquelles j'ai chanté de petits rôles. Je suis heureux d'avoir pris ces décisions et d'avoir suivi ce chemin solitaire.
Possédiez-vous avant de débuter sur scène une culture musicale développée en termes de répertoires et d’ouvrages associés à votre tessiture, ou l’avez-vous acquise au gré de vos engagements?
N.D.P. : La culture musicale est importante mais, à mon sens, elle ne suffit pas : comment ne pas s'intéresser à la peinture, au théâtre, à la philosophie ou à la littérature qui sont indispensables à notre travail, à notre manière de penser, de réfléchir sur une partition ? Négliger la culture en général, pour ne se concentrer que sur la musique est à mon sens un mauvais choix, car les correspondances, les liens entre arts permettent de comprendre les auteurs, les compositeurs, les artistes.
Je trouve toujours surprenant que certains chanteurs ne connaissent pas Sinatra ou regardent avec condescendance les représentants de la chanson française. Il ne faut jamais se limiter mais favoriser la curiosité. C'est important pour les musiciens de connaître tous les courants musicaux, il ne faut pas se fermer : un pianiste classique qui ne connaît pas Bill Evans passe à côté de quelque chose et je trouve cela regrettable ! Moi qui aime le tango, j'adore Carlos Gardel, bien évidemment, mais j'écoute également des disques de jazz pour me nourrir, me cultiver dans tous les sens car la musique fait partie de ma vie au même titre que la littérature.
J'ai écrit cette année un livret d'opéra qui a été choisi par Peter Eötvös pour être joué à Budapest ; c'est quelque chose de très important pour moi. La musique sera écrite par un compositeur argentin, Tomas Bordalejo – et je signerai la mise en scène de l'ouvrage lors de sa reprise parisienne. Le théâtre m'a toujours plu mais, depuis dix ans que je vis à Paris, j'ai tout misé sur ma carrière de chanteur. Désormais j'ai envie de libérer du temps pour réaliser mes propres spectacles. Eötvös a fondé un festival qui présente une sélection d’opéras de poche, chacun bénéficiant d'un processus d'accompagnement très confortable avec des chanteurs du conservatoire. Avec tout cela vous allez penser que je suis égocentrique, non ?... (rires).
Votre curiosité, l'étendue de vos envies me font penser à celles d'un autre chanteur protéiforme, argentin lui aussi, José Cura, qui cumule les compétences, ténor, chef d'orchestre, metteur en scène, professeur ...
N.D.P. : Ah... ces Argentins, il faut vraiment qu'ils occupent tous les terrains, désolé de vous paraître si prétentieux. Je peux déjà vous dire que je ne chanterai pas. Le fait d'écrire et de mettre en scène est tout de même assez lié et j'ai beaucoup appris auprès de grands metteurs en scène ce qui explique pourquoi je me sens prêt à me lancer dans cette nouvelle expérience.
Parmi les grandes basses disparues ou vivantes, quelles sont celles qui vous inspirent ou que vous admirez profondément et pourquoi ?
N.D.P. : Il y en a beaucoup mais en premier lieu Cesare Siepi reste un modèle, en raison de sa technique et de son vaste répertoire. Avant lui, historiquement il y a Ezio Pinza, que j'admire profondément. Siepi a suivi le modèle de Pinza. Je suis également passionné par ceux que nous n'avons pas connus et pour lesquels aucun enregistrement ne subsiste, comme Francesco Benucci et Filippo Galli. Benucci a créé Figaro, Leporello et Guglielmo et nous savons grâce à des gens comme vous qui écrivaient des critiques et aux lettres que Mozart a écrites à son père, qu'elles étaient leurs caractéristiques vocales et théâtrales.
On ne le sait pas toujours mais Galli, le créateur d'Assur, de Mustafa et de Selim était à l'origine ténor ; il a eu un cancer des cordes vocales et a dû s'arrêter deux ans. Son ami Paisiello l'a cependant encouragé à reprendre le chant avec une voix devenue plus grave. On comprend mieux pourquoi Rossini a mis tant de vocalises dans les rôles de basse, car il disposait d'un virtuose qui était capable de les exécuter. Je cherche toujours à comprendre l'histoire des chanteurs du passé et le répertoire qu'ils ont construit.
Aujourd'hui la tradition qui règne nous a éloignés de certaines réalités : j'en veux pour preuve celle qui consiste à distribuer Guglielmo à des barytons légers alors que ce rôle a été conçu pour Benucci, qui était une basse et qui chantait Leporello. Bien sûr on peut rechercher des couleurs différentes, mais refuser Guglielmo aux basses est vraiment regrettable. Galli ne possédait pas une voix énorme, ni Siepi d'ailleurs, à la différence de Ghiaurov ou de Christoff.
Michele Pertusi que j'estime énormément et avec qui j'ai parlé de Siepi, m'a dit que sa voix, très claire, s'approchait de celle d'un baryton.
J'admire certains de mes collègues comme d'Arcangelo, Schrott, Pertusi et Peter Mattei que je considère comme de grands artistes de notre temps que, mais pour moi Fischer-Dieskau demeure le numéro un. Je n'aime pas trop son Don Giovanni, mais son Conte, son Macbeth, son Rigoletto, son Posa sont magnifiques. Et il y a bien sûr Pavarotti, dont j'admire la technique vocale, qui lui procurait une telle liberté. Il n'y a pas de secret : il faut la travailler pour la faire oublier.
On parle peu du rôle des agents dans des carrières comme les vôtres, pourtant il parait évident qu’ils sont primordiaux : pouvez-vous nous parler de la personne qui s’occupe de vous à savoir Olivier Beau et des relations que vous entretenez avec lui ?
N.D.P. : On ne m'a jamais posé une question comme celle-là !... Les rapports que j'entretiens avec Olivier et Hervé (2) sont merveilleux. Tout se passe très bien, je n'ose pas dire que c'est en raison de la taille de cette agence, car je ne voudrais pas que cela soit pris comme quelque chose de péjoratif, mais je dois reconnaître que cela permet d'instaurer une proximité et un dialogue forcément différent. Je ne ressens aucune tension, aucun rapport de force ou d'autorité. Il ne faut pas oublier que ce sont des entreprises qui doivent tourner correctement en réussissant à mettre en place de beaux projets, mais l'argent de doit pas prévaloir à notre bien-être.
Je connais certains chanteurs qui ont besoin d'être vraiment pris en charge en termes de management et de répertoire, ce qui n'est pas mon cas. J'ai trouvé à leurs côtés un équilibre qui me permet de faire des choix artistiques, discutés en amont en fonction de l'évolution de ma carrière, mais ils s'occupent de la partie commerciale, des contrats et tout se passe très bien ainsi car la confiance est réciproque. Je fais mon travail sereinement ce qui n'est pas le cas de tous mes confrères.
Si vous faites un rapide bilan des quelques années qui viennent de s’écouler, qu’est-ce qui selon vous vous a permis de grandir en tant qu’artiste : des chefs comme Masur, Muti, Mehta, Gardiner, Langrée ou des metteurs en scène comme Wilson, Holten, Marthaler, Honoré, Braunschweig ou Pelly ?
N.D.P. : Les deux bien sûr ! J'ai travaillé avec Muti très jeune sur La Bettuglia liberata de Mozart à Salzbourg et dois le retrouver l'an prochain : ce fut une expérience magnifique car avec lui vous êtes toujours obligés de vous surpasser, de donner le maximum de vos capacités : je n'oublierai jamais ces moments. Muti c'est Votto, Toscanini et Verdi ; il ne faut pas oublier cette filiation. J'ai également travaillé avec d'excellents metteurs en scènes comme Marthaler ou Wilson et de tous j'ai appris des choses, parce que la mise en scène m'intéresse et que leurs différences, leurs fortes identités m’ont aidé à grandir. On peut discuter de leurs conceptions, Wilson par exemple est contre le naturalisme dans le théâtre, car même si on le joue ce n'est jamais vrai puisqu’il s’agit d’une représentation et que le naturel n'existe jamais. Le minimalisme devient alors plus direct et plus réel selon lui. Cela ne marche pas toujours et c'est le problème car ces artistes finissent parfois par se répéter mais collaborer avec eux est enrichissant.
Quels sont les projets qui vous tiennent particulièrement à cœur pour la saison prochaine ?
N.D.P. : L'année prochaine je suis très content de retrouver le maestro Muti à Chicago pour un concert Schubert – la Messe en mi bémol. Par ailleurs je dois chanter Seneca de L’incoronazione di Poppea à Zürich que j'attends avec impatience pour travailler avec Ottavio Dantone et Calixto Bieito ; je suis impatient que mon second disque de cantates allemandes de Bach chez Audax records soit publié, après celui du Winterreise chez B Records – un label crée par l'équipe du Balcon. Plus loin se profile Le conte Ory avec Bartoli toujours à Zürich, La Bohème à Baden Baden avec Currentzis à la rentrée, de très beaux projets, comme le Don Giovanni que je donnerai à Tel Aviv où je retrouverai le rôle-titre, tandis que j’endosserai les habits de Leporello à Nancy dans la mise en scène que nous aurons donnée cet été à Aix avec Sivadier. En 2019 quelque chose est prévu à la Philharmonie de Paris, mais je ne peux pas vous en dire davantage.
Propos recueillis par François Lesueur le 19 mai 2017
(2) Olivier Beau et Hervé Le Guillou, agence BLG Artist management
Mozart : Don Giovanni
6, 8, 10, 13, 15 17, 19 & 21 juillet 2017
Aix-en-Provence – Théâtre de l’Archevêché
festival-aix.com/fr/evenement/don-giovanni
Nahuel Di Pierro participera aussi au Don Giovanni (en version de concert) donné au Festival de Beaune le 23 juillet, toujours sous la direction de Jérémie Rhorer, mais avec une distribution en grande partie différente de celle d’Aix-en-Provence
www.festivalbeaune.com/
Photo © Alvaro Yanez
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