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​Une interview de Bruno Bonhoure, co-fondateur et co-directeur de l’ensemble La Camera delle Lacrime – La musique du Moyen Âge au présent

 
Riche actualité pour La Camera delle Lacrime : tandis que sort « Visions amoureuses », le dixième enregistrement de l’ensemble co-fondé il y a près de vingt ans par le chanteur Bruno Bonhoure et le chercheur et metteur en scène Khaï-Dong Luong, le moment est aussi venu de découvrir la Saison 2 de Circum Cantum + Karaoké médiéval, une web-série destinée à faire découvrir la musique du Moyen Âge, prioritairement au jeune public mais pas exclusivement. Concertclassic en a profité pour interroger Bruno Bonhoure (photo), un artiste qui œuvre – avec autant d’imagination que de rigueur – à rendre le répertoire musical médiéval accessible et signifiant pour les auditeurs de ce début de XXIe siècle.

 

  
« Visions amoureuses », dixième enregistrement de La Camera delle Lacrime, mêle Boccace, Machaut et Haendel. Comment avez-vous construit ce programme pour le moins surprenant ?
 
Ce dixième opus, édité sous notre propre label En Live paraitra le 22 novembre. Il est la continuation de l’aventure dans laquelle nous nous sommes lancés de 2017 à 2019 : chanter la Commedia de Dante. En 1321, le poète toscan meurt ; Boccace a 8 ans alors et sera par la suite très marqué par la lecture de la Commedia. En 1347, Florence est confrontée à la Grande Peste – qui, selon les textes a décimé la moitié ou les deux tiers de la population de l’Europe – ; à la même époque Guillaume de Machaut dans son livre Le Jugement du roi de Navarre nous dit que personne ne pourra penser, raconter, figurer, montrer, décrire ou chanter la stupéfaction vécue dans ces circonstances.
 
Or Boccace survécut à l'épidémie et nous avons son Décaméron (1349-1353) où comme dans la Commedia de Dante, la fiction nous sauve du réel. Sur le parvis de Santa Maria Novella, sept jeunes femmes rencontrent trois jeunes hommes. Tous se réfugient dans un château et décident que chacun devra quotidiennement conter une histoire sur le thème choisi par le roi ou la reine du jour. Nous nous sommes intéressés au moment où décline le jour, lorsque le roi ou la reine demande à l’un des membres du groupe de chanter. Décaméron : nous disposons donc de dix chansons, sans notation musicale. Nous avons eu l’envie d'énergiser ces textes sur la musique de la Messe de Nostre Dame de Machaut – ouvrage peu ou prou de la même époque (1360) – dans une formation de 4 chanteurs-organetto-flûte/cornemuse. Nous commençons par entonner l'ordinaire de la messe, le Kyrie, le Gloria, etc. et, à un moment, une forme de stupéfaction musicale, un mini-climax intervient et l’on bascule sur la poésie chantée du Décaméron.
 
La Camera delle Lacrime (1) fait preuve d'application et de fantaisie dans la présentation des musiques patrimoniales. Outre le jeu entre les mots de Boccaccio et la musique de Machaut, sur notre disque et comme au spectacle, chaque journée commence par la poésie du Décaméron dans une version en français chanté sur les récitatifs d’Acis et Galatée de Haendel. Le résultat est assez tourbillonnant ; ce disque nous ressemble ! La musique du Moyen Âge au présent, dit-on parfois à propos de notre ensemble : ces « Visions amoureuses » en sont je pense une parfaite illustration. Nous aimons les choses qui se croisent, qui s’entrechoquent, qui étonnent l’oreille !
 

Bruno Bonhoure & Khaï-Dong Luong © Heather Stone
 
La musique du Moyen Âge au présent : on en trouve une autre probante illustration avec la sortie officielle, le 22 novembre, de la Saison 2 (Episodes 10 à 18) de votre web-série Circum Cantum + Karaoké médiéval, qui fait suite à neuf premiers épisodes particulièrement bien reçus. Comme ce projet est-il né, quelle en est la finalité ?
 
Circum Cantum + Karaoké médiéval est destiné à découvrir un patrimoine et à chanter les musiques du Moyen Âge, le tout en s’initiant à la pensée complexe. J’ai fondé La Camera delle Lacrime il y a bientôt vingt ans avec le chercheur et metteur en scène Khaï-Dong Luong. Ce dernier a travaillé à partir des livres d’Edgar Morin et a écrit cette série de web-apprentissage – disponible gratuitement sur notre chaîne Youtube et sur circumcantum.com (2). Le programme s’adresse en priorité aux enfants scolarisés en CM1 et en 5ème, les deux moments où l’enfant rencontre le Moyen Âge dans sa scolarité jusqu’au baccalauréat. Les retours de la saison 1 nous montrent que Circum Cantum se regarde aussi en famille ou par nos aînés. Avec même un bel écho au-delà de nos frontières : nous avons reçu un très beau témoignage d’une personne qui travaille avec des enfants à Athènes ; un autre est venu d’une école à Austin (Texas).
 

Des enfants de Saint-Denis en visite avec Bruno Bonhoure et Khaï-Dong Luang au Musée national du Moyen Âge © La Camera delle Lacrime
 
Chaque série se compose de neuf épisodes autour de thèmes précis : la Saison I traitait par exemple de « Louis IX, un roi bâtisseur », une narration tournée à l’Abbaye de Royaumont ; de « La danse macabre, représenter la mort pour célébrer la vie », réalisé à la Chaise-Dieu ; ou encore de « Psychomachie, le combat des vices et des vertus », qui avait pour cadre la basilique de Notre-Dame-du-Port à Clermont-Ferrand.La Saison 2 a essentiellement été tournée à Paris, au Musée national du Moyen Âge, à la Conciergerie et à la Sainte-Chapelle, avec à chaque fois une thématique, abordée de manière singulière. Khaï-Dong Luong a analysé le Bulletin officiel de l’éducation nationale et a redécoupé les thématiques autour d’axes qu’il a définis : Faire avec son corps, faire avec les autres / Identifier et utiliser les langages / Questionner le regard du spectateur / Sensibiliser à la biodiversité et à l’écologie / Appréhender le réel et les imaginaires / Questionner la relation aux documents. A partir de là nous avons passé au filtre nos thématiques (Episode 10 : le palais, symbole de son propriétaire et de son pouvoir, 11 : la Sainte-Chapelle, un reliquaire géant, 12 : les vitraux de la Sainte-Chapelle, etc.) en essayant de toujours garder comme cap, l'innovation, l'exigence et le souci de "faire commun".

Chaque épisode comporte trois déclinaisons. On découvre tout d’abord un petit film sur le savoir du jour d’une durée de 5 minutes avec une musique en fond sonore. Musique que l’on retrouve dans le deuxième programme : le « Karaoké médiéval » (Episode 10 : À cheval, tout homme à cheval, 11 : Coq en l’orge, 12 : Réveille qui dort, etc.), en cliquant sur le lien, la personne qui encadre les élèves peut leur faire découvrir le manuscrit (et son lieu de conservation) et surtout tous peuvent chanter avec nous. Dans le troisième programme, le « Quiz », j’interroge les enfants sur les notions abordées lors des deux premières étapes. Trois niveaux auxquels s’ajoute un cahier pédagogique de 24 pages : c’est vous dire l’aventure collective que constitue l'élaboration de chaque épisode !

Pour le lancement officiel de la Saison 2, au Musée de Cluny le 22 novembre, nous aurons avec nous des enfants de l’école Victor Cousin (75005) et de jeunes chanteurs du conservatoire d’Ivry-sur-Seine. Un moment ouvert aux professionnels et aux personnes encadrant des scolaires. En 2024, nous allons créer le « Grand Karaoké médiéval », nous nous rendrons avec les musiciens de La Camera delle Lacrime un peu partout en France pour retrouver des enfants ayant appris en amont les chants du karaoké. Avec les partitions projetées sur un grand écran, nous inviterons également le public à chanter avec nous.
 

L'équipe de l'enregistrement de "Visions amoureuses" au grand complet © Michel Mercadier 
 
Avez quels soutiens avez-vous réalisé cette web-série ?
 
La Saison 2 de Circum Cantum est co-produite par l’association Clermont Massif Central – Capitale européenne de la culture 2028 et bénéficie du soutien de la Société des Amis du Musée de Cluny – notre partenaire de la première heure –, de la Caisse des Dépôts et Consignations et du Fonds Musical pour l’Enfance et la Jeunesse / JMF France. Nos partenaires d’accueil ont été le Centre des Monuments Nationaux (sites de la Sainte-Chapelle et de la Conciergerie), le Musée de Cluny et le festival des Sacrées Journées de Strasbourg.
 
Pour conclure, comment s’organisent les activités de La Camera delle Lacrime en région ?
 
Nous sommes depuis 2021 en résidence à Clermont Auvergne Opéra (CAO) – notre ensemble est basé à Clermont-Ferrand – et une fois par mois je me rends tout près, à Gerzat, pour faire chanter des enfants en occitan, en latin, en arabe et en sanskrit. À partir du janvier 2024, un dimanche par mois, j’encadrerai une activité chorale au Lieu-Dit (Clermont-Ferrand) avec comme répertoire les mêmes mélodies que je suis en train de faire apprendre aux enfants de Gerzat. Cette pratique gratuite est ouverte aux jeunes gens comme aux adultes (toutes les dates sont à découvrir via le site de CAO ) (3). Je demande uniquement à la personne de pouvoir venir sur l'ensemble des dimanches, de faire preuve de persévérance et de bonne humeur !
 

Bruno Bonhoure et le groupe d'enfants de Gerzat © La Camera delle Lacrime

Le programme que nous préparons avec eux, intitulé La controverse de Karakorum, s’appuie sur une lettre écrite par un moine franciscain flamand, Guillaume de Rubrouck – une lettre épaisse comme un livre, aujourd’hui conservée à Londres – qui rend compte d’un voyage extraordinaire que ce moine a effectué en 1253, 1254, à la demande de Louis IX et qui l’a mené jusqu’à Karakorum, la capitale du Khan – à l’époque l’Empire mongol s’étendait de Budapest jusqu’à la Chine. Guillaume de Rubrouck est revenu à son monastère de Saint-Jean-d’Acre où il a rédigé cette lettre qui rend compte jour par jour des péripéties qu’il rencontre, des populations qu’il croise, de sa rencontre avec le Grand Khan. S'il a la curiosité de noter toutes le musiques qu’il interprète pour se donner du courage (Credo lorsqu'une tempête arrive), il mentionne également les musiques des autres cultures qu’il entend. Il est à notre connaissance le premier occidental à avoir noté le Om Mani Padme Hûm, la grande prière bouddhiste.
 

 © the Master and Fellows of Corpus Christi College, Cambridge 
 

Découvrez la lettre de Guillaume de Rubrouckparker.stanford.edu/parker/catalog/nh671tc2872

En 2006, avec Khaï-Dong Luong, nous sommes allés jusqu'à Karakorum pour nous imprégner de l’atmosphère du lieu. L'année suivante nous étions à Kashgar ville mythique de la route de la Soie située dans la province du Xinjiang. De la consultation du voyage de Rubrouck, nous avons sélectionné les parties du texte que nous trouvions particulièrement dramatiques ou spectaculaires – telle la rencontre avec le Grand Khan au cours de laquelle notre moine s’enivre d’alcool de riz ! – et nous avons recherché des manuscrits avec des notations musicales des XIIe et XIIIe siècles pour raconter en musique cette histoire incroyable qui précède de vingt ans les aventures du marchand italien Marco Polo.
 
C’est un projet que nous avons donné près d'une cinquantaine de fois notamment en 2018 à la Philharmonie et lors d’une tournée de onze dates en Australie ; nous nous réjouissons de pouvoir le reprendre, grâce à CAO, sous une forme participative qui se concrétisera le 8 juin prochain à l’Opéra-Théâtre de Clermont-Ferrand (4). J’ajoute enfin que l’ensemble reprendra Karakorum dans une version de poche, à Nantes en février prochain (5), dans le cadre de l’exposition Gengis Khan - Comment les Mongols ont changé le monde au Musée des Beaux Arts.
 
Propos recueillis par Alain Cochard le 4 octobre 2023
 

(1)        www.lacameradellelacrime.com/        

(2)        www.circumcantum  /  www.youtube.com/channel/UCcflZ36coSMsxqXC52PFPsw

(3)        clermont-auvergne-opera.com/wp-content/uploads/2023/11/k-annonce-lieu-dit.png
 
(4)      clermont-auvergne-opera.com/evenement/graines-dopera-la-controverse-de-karakorum/

(5)        www.chateaunantes.fr/expositions/gengis-khan/

Photo  © Julien Coadou Studio Teñvel 

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