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Spectres d’Europe, par le Ballet de l’Opéra du Rhin – Leçons de ténèbres – Compte-rendu

Formidable idée qu’a eue Bruno Bouché, le directeur du ballet rhénan, d’accoler en une soirée deux pièces aussi différentes et aussi complémentaires que son poétique Fireflies, créé à Mulhouse le 11 octobre dernier, et l’incendiaire Table Verte de l’allemand Kurt Jooss, ballet historique, né au Théâtre des Champs Elysées en juillet 1932, et qui allait ouvrir la voie de l’expressionnisme allemand. Ce contraste qui permet d’apprécier l’infinie variété des messages véhiculés par la chorégraphie, oppose certes deux sensibilités émergées en des temps différents, deux styles à l’opposé, mais plonge dans une douleur commune, celle d’êtres perdus, ballotés au gré des drames et des désenchantements qui ont marqué l’histoire des hommes, et en quête d’une issue : les lucioles de Bruno Bouché semblent trouver quelques chemins, les sacrifiés de Kurt Jooss meurent sans une lueur d’espoir.
 

Fireflies © Agather Poupeney
 
Mieux vaut ne pas trop chercher de vrai fil conducteur dans la construction dramatique de Fireflies, où le journaliste Daniel Conrad, acolyte de Bruno Bouché pour la circonstance, s’est laissé emporter par son lyrisme et sa passion, que nous n’arrivons pas toujours à bien percevoir, dans son désir de faire des lucioles des êtres immanents qui résistent par le flou de leur présence à la brutalité précise des forces modernes de destruction. Reste que la pièce est un hommage à Pasolini, dont l’article La mort des lucioles, écrit neuf mois avant son assassinat, préfigurait la mort du peuple face aux pressions aveugles du temps. Bruno Bouché, avec l’idéalisme qu’on lui connaît, conjugué à de solides bases gestuelles acquises à l’Opéra de Paris, marie ces thèmes avec une finesse émouvante, et compose des tableaux fluides, d’admirables duos qui nous emmènent dans un monde sans règles, sinon celle de tenter d’exister. Regards entre les danseurs, portés superbes, inquiétude et grâce marquent cette esquisse d’un monde flottant. Le caractère nostalgique en est fortement accentué par le montage habile que le jeune compositeur Nicolas Worms a bâti pour soutenir ces rappels d’un univers enfui ou en devenir. Sa composition, Visions de nuit, s’intercale entre des pièces signées Gorillaz ou Savall, mais on ne peut s’empêcher d’y entendre des échos lointains du Stravinsky du Sacre du Printemps ou de l’univers mahlérien. Un tissu plus que riche.
 

La Table verte © Agathe Poupeney

Avec La Table verte, autre ambiance, autre temps, autre gestique et surtout axe impitoyablement défini et cadré entre deux tableaux fameux et identiques qui enserrent la pièce : une assemblée de puissants masqués et grotesques réunis autour d’une table de conférence,  qui jonglent impitoyablement avec les humains impuissants. D’emblée une sorte de danse macabre qui décide de l’avenir du monde, et dont le point central est d’ailleurs le personnage de la Mort, en l’occurrence déjà un soldat nazi. On remarque au passage avec quelque amusement qu’à ce jour, lorsque les metteurs en scène veulent représenter des soldats romains, ils les costument volontiers en nazis, alors que Kurt Jooss, voulant montrer la bestialité du soldat d’alors, le campe en centurion.
 
S’ensuivent une série de tableaux d’une force caricaturale et dramatique incroyable, montrant quelques prototypes d’humains subissant la violence du capitalisme forcené et de la guerre. Le tout sur une partition pour deux pianos, jouée par Maxime Georges et Stella Soupaya, et qui sonne comme un glas ou une marche lourde, bestiale, impitoyable. Elle est signée d’une excellent compositeur oublié, F.A. Cohen, avec lequel Jooss travailla abondamment. Les nazis voulant interdire cette collaboration, il fut en partie à l’origine du départ de Jooss pour Londres, que celui ci devait quitter après la guerre pour revenir dans son pays où il devint une véritable icône de la danse, maître entre autres de Pina Bausch.
 
Pièce majeure, qu’on voit peu en France, alors que du temps de la direction de Jacqueline et Jean- Paul Gravier,  le Ballet du Rhin l’avait déjà présentée en 1991, ainsi d’ailleurs que le Ballet de Lyon, à l’époque lointaine où Milko Sparemblek et Vittorio Biaggi en étaient les directeurs . On doit donc des félicitations à Bruno Bouché pour avoir réveillé ce Spectre essentiel dans l’histoire de la danse et l’histoire tout court, et signaler aussi que les danseurs du Ballet du Rhin lui rendent justice avec un engagement magnifique : autour de Alexandre Van Hoorde, qui réussit une composition exceptionnelle, en Mort désarticulée et mécanique, on note  particulièrement la présence d’Ana-Karina Enriquez Gonzalez, en idéale jeune fille, dont le travail de pieds est extraordinaire. Et vu la formation plus classique des danseurs de la troupe que ceux de 1932, on redécouvre que Kurt Jooss, pour révolutionnaire qu’il fut, l’était plus par la composition et le message de sa pièce que par l’écriture de sa danse, qui se révèle bien plus attachée aux bases classiques qu’on ne l’aurait cru. D’hier et d’aujourd’hui, un programme enrichissant, d’une intensité inaccoutumée.

Jacqueline Thuilleux

Spectres d’Europe – Strasbourg, Opéra,13 novembre ; prochaines représentations les 16, 17 et 18 novembre 2018 / www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2018-2019/dance/geister-europas
 
Photo © Agathe Poupeney

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