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Rencontre avec... un compositeur contemporain - Philippe Manoury - Figures paradoxales

En 1997, pour son premier opéra, 60e Parallèle, créé au Théâtre du Châtelet, Philippe Manoury proposait un huis-clos étrange, bien éloigné des conventions du genre : ni actes ni scènes identifiés mais une continuité paradoxale de l'action faite d'accidents dramatiques.

L'imprévisibilité du parcours musical est l'une des signatures de l’œuvre de Philippe Manoury ; elle devient une qualité essentielle pour la composition de situations dramatiques et il n'est guère étonnant que ses opéras avouent un certain penchant pour l'impensable et l'absurde – dans 60e Parallèle comme dans K., remarquable adaptation du Procès de Kafka créée à l'Opéra Bastille en 2001. Ce trait de la musique de Philippe Manoury, particulièrement efficace en termes d'effet dramatique, est omniprésent dans son œuvre où il fait écho à un intérêt passionné pour les calculs probabilistes.

Dès les premières grandes œuvres composées au cours des années quatre-vingt, tels Zeitlauf ou Aleph, fait appel autant à la mémoire qu'à la capacité d'oubli de l'auditeur. La musique chez Philippe Manoury est souvent un jeu d'illusions et de fausses réminiscences. « Je m'intéresse beaucoup à la notion de paradoxe », souligne le compositeur, qui en offre un bel exemple avec Fragments pour un portrait (1998), une œuvre née de sa longue complicité avec l'Ensemble intercontemporain (dès 1976, Numéro 5 fut choisi pour figurer au concert inaugural de l'ensemble). Dans la troisième de ces sept pièces pour ensemble de trente musiciens, intitulée « Vagues paradoxales », Philippe Manoury cherhce à produire une « accélération infinie : les pulsations deviennent un tempo qui devient à son tour une texture du fait de l'accélération de la pulsation ; la perception est alors celle d'une continuité. Ce qui m'intéresse, c'est de composer le son lui-même et l'espace dans lequel le son évolue ».

L'utilisation de l'électronique, parce qu'elle permet d'aborder des champs inaccessibles à la musique instrumentale, est depuis toujours très présente dans l’œuvre de Philippe Manoury (de même qu'est souvent évoquée la figure de Karlheinz Stockhausen). Jupiter, pour flûte et électronique, élaborée dans les studios de l'Ircam avec l'aide du mathématicien Miller Puckette, est ainsi, en 1986, l'une des toutes premières tentatives de mise en interaction complète de l'instrument et l'électronique. « Ma réflexion s'est beaucoup portée sur l'écrit depuis que je travaille sur les systèmes informatiques, constate le compositeur. L'électronique permet des fantasmagories sonores, une poétique qui serait impossible à atteindre par des instruments traditionnels, mais il s'agit moins d'une écriture que d'une notation. L'écrit musical est à la fois très puissant et très limité ; il doit toujours être complété par une oralité. En matière d'écriture, l'intuition conserve un grand rôle. Avec les musiques électroniques, cette part d'intuition est beaucoup plus faible, mais elle est compensée par l'expérimentation, éventuellement par des accidents ».

Faut-il alors voir dans son nouvel opéra, La Nuit de Gutenberg, une métaphore de l'activité d'écriture du compositeur, de sa soumission plus ou moins assumée à la technique – une question à laquelle le développement, l'envahissement d'internet, par exemple, conserve toute son actualité ? Tout en réfutant l'idée d'un opéra à thèse – autant que celle d'un opéra biographique – Philippe Manoury reconnaît que « le personnage de Gutenberg ouvre des perspectives sur l'idée de l'écriture et de la transmission. L'écriture n'est pas seulement un moyen de noter, de retenir une pensée, c'est aussi le cadre dans lequel cette pensée va s'exprimer. ». L'opéra, dont Jean-Pierre Milovanoff a écrit le livret en étroite collaboration avec le compositeur, commence en Assyrie, berceau de l'écriture, et s'achève « dans un futur proche et envisageable ». Ce parcours de l'écrit, Philippe Manoury le résume par un clin d’œil : « La Nuit de Gutenberg commence avec le même type d'accords que Moïse et Aaron, l'opéra de Schoenberg, dans lequel l'écriture (les tables de la loi) se dresse contre le fétichisme (l'adoration du veau d'or). À l'autre bout de la chaîne, le dernier avatar de l'écriture est internet, et internet aujourd'hui aboutit à la recréation d'un fétichisme ». Composer, c'est vaincre le fétichisme de l'outil.

Jean-Guillaume Lebrun

Création de La Nuit de Gutenberg le samedi 24 septembre à l'Opéra du Rhin à Strasbourg, dans le cadre du festival Musica. Autres représentations les 27 et 29 septembre à Strasbourg, le 8 octobre à Mulhouse (La Filature). Commande de l’Opéra national du Rhinet de l’État avec le soutien du Fonds de Création Lyrique.

La représentation du 24 septembre est présentée en partenariat avec le festival Musica Renseignements : www.operanationaldurhin.eu et www.festivalmusica.org

Le festival Agora de l'Ircam, en juin 2012, célébrera les soixante ans de Philippe Manoury (création de Echo-Daimónon par le pianiste Jean-Frédéric Neuburger et l’Orchestre de Paris le 1er juin 2012).

À écouter : Fragments pour un portrait, Partita I par Christophe Desjardins (alto) et l'Ensemble intercontemporain dirigé par Susanna Mälkki (Kairos) ; Sound and Fury, Pentaphone, Prelude and Wait par l'Orchestre philharmonique de Radio France dirigé par Zoltan Pesko (Naïve) ; 60e Parallèle par l'Orchestre de Paris dirigé par David Robertson (Naxos)

À lire : Va-et-vient. Entretiens avec Daniela Langer, éditions MF, 2001. Un livre d'entretiens avec Omer Corlaix est à paraître en juin 2012, toujours aux éditions MF.

À consulter : le site internet du compositeur (www.philippemanoury.com)

Photo : Pauline de Mitt
 

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