Journal
Rencontre avec Josef Klusoň, altiste du Quatuor Pražák
1972-2022 : l’année qui s’achève aura été marquée par la célébration des 50 ans du Quatuor Pražák, l’une des formations majeures de l’histoire de la musique de chambre du demi-siècle écoulé, et – pour accompagner cet anniversaire – par la réédition d’un coffret de 50 CD.(1) Il s’agit là de l’intégralité des enregistrements réalisés par les musiciens tchèques entre 1992 et 2018 pour Praga Digitals. C’est aussi l’occasion de saluer la mémoire de Pierre-Emile Barbier (1935-2018), qui repéra les Pražák dès le Concours d’Evian en 1978 et fut par la suite à l’origine du formidable legs discographique constitué par Praga, label fondé par P.-Barbier en 1991 – l’âge d’or du CD ...
La configuration du Quatuor Pražák a évolué au fil des décennies s’agissant des violons ou du violoncelle. L’alto de Josef Klusoň (photo) demeure quant à lui fidèle au poste depuis l’origine : rencontre et retour sur un parcours d’une exceptionnelle richesse ...
Comment les instrumentistes du quatuor se sont-ils rencontrés et ont-ils décidé de constituer une formation en 1972 ?
Trois d’entre nous se connaissaient depuis l’époque du collège et avaient étudié en même temps au Conservatoire de Prague. La rencontre avec le quatrième s’est faite presque naturellement. Notre formation a vu le jour dans la Tchécoslovaquie communiste, et nous avons travaillé d’arrache-pied pour tenter d’oublier la dureté du régime. Et quand notre quatuor a été « au point », nous avons servi de vitrine culturelle pour ce régime. Nous étions, en quelque sorte, à l’image de certains artistes soviétiques qui vivaient sous un régime encore plus dur que le nôtre.
Puis vint le Concours d’Evian, dont vous avez remporté le Premier Prix en 1978 ...
Le quatuor existait depuis déjà six ans, et avant d’obtenir ce prix nous avons vécu un certain nombre d’événements. Après le Conservatoire, nous avons travaillé à l’Académie de musique de Prague. Nous avons en particulier étudié avec un membre du Quatuor Smetana, une des très grandes formations de l’époque. Ce quatuor était suffisamment célèbre pour jouer fréquemment à l’Ouest. Par son intermédiaire, nous avons rencontré deux immenses quartettistes, Walter Levin et Henry Meyer, du Quatuor LaSalle. Ils nous ont invités à étudier à Cincinatti durant deux semestres ; ce que nous avons fait après un passage par la Suisse et l’Allemagne.
Le coffret sorti à l’occasion du cinquantenaire de votre quatuor embrasse un gigantesque répertoire, de Haydn à Schönberg, en passant notamment par Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, et sans oublier Dvořák, Smetana, Martinů, Janáček ou encore Schulhoff. Comment s’est-il bâti ?
Au fil de nos envies, et en fonction ce que nous demandaient les organisateurs de concerts. Pour certaines tournées, nous étions parfois contraints de concevoir trois ou quatre programmes, totalement différents les uns des autres. Outre les compositeurs tchèques – dont nous partagions l’interprétation, en particulier avec le Quatuor Talich, dans les années 1980-1990 – nous interprétions les deux écoles de Vienne. S’agissant de la seconde, un fait marquant est que le Deuxième Quatuor d’Arnold Schönberg, n’avait jamais été interprété en Tchécoslovaquie, avant que nous n’en donnions la « création » dans ce pays, au seuil des années 80. Sous le régime communiste, cette musique était encore considérée comme trop moderne. Cette « création » a eu beaucoup de succès, d’autant que pour interpréter cette œuvre – rare quatuor avec voix – nous faisions toujours appel à des sopranos tchèques. Inutile de préciser que les quatuors de Webern ou de Berg n’avaient pas plus été interprétés avant que nous ne les donnions en public.
Et puis, bien sûr, il y a les quatuors de Beethoven ; on ne peut pas vivre sans eux. D’ailleurs, pour évoquer la France, pays dans lequel nous avons donné beaucoup de concerts, nous avons eu l’occasion de donner l’intégrale Beethoven au théâtre des Bouffes du Nord.
Parmi une foison d’enregistrements marquants, je vous avoue que l’un de mes préférés est le Quintette de Schubert, que vous interprétez avec Marc Coppey ...
Nous l’avions rencontré à l’occasion de concerts en France. C’était en 2002 ; je me souviens d’être allé chercher Marc à l’aéroport de Prague. Nous avons énormément travaillé avant d’enregistrer. Une fois devant les micros, tout a été réalisé très rapidement, quasiment dans les conditions d’un live, pratiquement sans coupure. Je dois reconnaître que je suis content du résultat.
Parlons du son, si caractéristique, si chaleureux de votre quatuor ...
Notre son a été très difficile à trouver. Il faut jouer tous les quatre de la même manière, avec les mêmes nuances. Nous avions une sorte d’idéal sonore, en débutant, celui du Quartetto Italiano, ou du Quatuor Guarneri. Et notre premier violon, dans les débuts du quatuor (Václav Remeš ndlr), était incroyable, inépuisable, d’une folle exigence. A force de travail, nous sommes parvenus à un son qui nous était propre. Parlant d’idéal sonore, je vous précise que tous les grands quatuors venaient en Tchécoslovaquie, y compris durant la période communiste, que ce soit les deux quatuors que je viens d’évoquer, les grands quatuors américains ou les Amadeus. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion de discuter abondamment avec les membres de ce merveilleux quatuor.
Dans ce coffret foisonnant, il y a tout de même un grand absent, l’une des grandes figures du quatuor : Béla Bartók. Quelle en est l’explication ?
C’est une affaire de circonstances. Nous avons tellement exploré les deux écoles de Vienne, le répertoire tchèque, que nous n’avons pas eu le temps de nous consacrer à ses quatuors. Mais, surtout, notre sentiment était qu’il y avait tellement de formidables quatuors hongrois qui jouaient magnifiquement ces œuvres – au premier rang desquels le Quatuor Takács – que nous n’aurions rien ajouté par notre interprétation. Nous en avons donné certains au concert, mais ne les avons jamais enregistrés, effectivement.
Le Quatuor Pražák dans sa con figuration actuelle (de g à dr) : Jons Krejči, Jana Vonášková, Marie Magdalena Fuxová & Josef Klusoň © prazakquartet.com
Quand on écoute votre interprétation des quatuors de Haydn, on a l’impression que vous êtes « chez vous ». Votre interprétation de l’Opus 76 en particulier est inoubliable ...
Dans cet opus, de la grande maturité du compositeur, toutes les cordes ont quelque chose à dire. Le corpus haydnien nous a accompagnés dès le début, et cela se poursuit, y compris dans la configuration actuelle de notre quatuor. Nous venons, du reste, d’enregistrer l’Opus 77 et l’Opus 103. Aujourd’hui, je suis en quelque sorte le dernier élément « d’origine » du quatuor, les autres membres étant les violonistes Jana Vonášková et Marie Fuxová, et le violoncelliste Jons Krejči. C’est une musique particulièrement difficile à interpréter. Quand on pense que Haydn pouvait composer un de ces chefs-d’œuvre en un week-end … Que faisons-nous en un week-end ?
Et puis on trouve dans ce coffret des quintettes que vous interprétez avec des compagnons de toujours…
Oui, notamment le Quintette de Bruckner et le Quintette en sol mineur, K 516 de Mozart. Nous l’interprétons au côté de Jan Talich. Le Quintette de Bruckner est une œuvre aussi rare que difficile à monter. Nous l’avions donné à l’initiative de la radio autrichienne. Je me souviens que nous nous sommes beaucoup disputés, au sein du quatuor, pour élaborer notre interprétation du dernier mouvement. Quant au Quintette de Mozart, c’est une œuvre que nous avons énormément jouée, non seulement avec Jan Talich, mais aussi avec d’autres grands altistes, grands chambristes, en particulier Hatto Beyerle ou Thomas Kakuska, tous deux membres du Quatuor Alban Berg.
Quand je regarde ce coffret, tous ces disques, une grande nostalgie m’étreint pour tout ce chemin parcouru ...
Propos recueillis par Frédéric Hutman le 24 novembre 2022
(1) Quatuor Pražák – The Complete Praga Digitals Recordings - 1992-2018 / 50 CD (Edition limitée / 150 € env.)
Site du Quatuor Pražák : www.prazakquartet.com/fr/
Photo © Daniel Havel
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