Journal
Qu'est-ce que ... le chant wagnérien ?
Walkyries gueulantes ou ténor poussant la note tel un haltérophile par-dessus un orchestre « kolossal », l’imaginaire viril façon Apocalypse now colle à Wagner. Mais ce chant bulldozer, avec violence de décibels, Richard Wagner n’y aspirait pas. Le public du Festspielhaus de Bayreuth peut, chaque été, en faire l’expérience.
Croquis de J. Blass - John Grand-Carteret : "Wagner en caricatures" - Paris - Librairie Larousse 1892 © Coll. part.
Wagner l’acousticien
Nul besoin de hurler dans l’espace initialement conçu pour la Tétralogie. Les voix se mixent miraculeusement avec l’orchestre enfoui sous la scène. La conception de l’auditorium en bois, avec ses vides au-dessus et au-dessous des gradins, baigne l’auditoire dans le son. Ici, comme au théâtre grec d’Épidaure qui fit rêver le composteur, tout s’entend sans forcer.
Durant sa carrière, Wagner a porté une constante attention à l’espace sonore. Le Goethe Theater de Bad Lauchstädt, à côté de Halle, tout en bois, doté d’une intéressante acoustique, retint le premier son attention en 1834 lorsqu’il y dirigea Don Giovanni. Il travaillait alors sur son épatante comédie, La défense d’aimer. Bien plus tard, un autre théâtre ancien, celui des Margraves de Bayreuth, le fascina. Signé Giuseppe Galli Bibiena, c’est un témoin quasi intouché de l’esthétique baroque. Bien que trop petit pour ses ambitions, ses qualités sonores l’attirèrent. Le Festspielhaus est le fruit des pérégrinations de Wagner à travers l’Europe lyrique. L’héritage grec et baroque sont dans son ADN d’acousticien.
Wagner tenait en haute estime La Vestale de Spontini et la Norma de Bellini qu’il monta à l’opéra de Riga, avec un effectif certes modeste. Il était grand admirateur de Gluck (Iphigénie en Aulide, Alceste) qu’il dirigeait à Dresde. Ses goûts le portaient vers ce chant marmoréen, presque classique, où la priorité est moins la virtuosité ornementale que la diction et la parfaite lisibilité du texte.
Ses livrets, écrits de sa main, réclameront un théâtre déclamé. Le mariage du texte et de la musique est au cœur de sa conception dramatique.
Le chant wagnérien semble en effet un arioso immense, sans césures, au contraire de Mozart ou Verdi, chez qui la différence entre l’air de bravoure et ses alentours est nettement marquée. Quand une sorte d’aria se fait entendre (le chant de concours de Walther dans Meistersinger, le récit du Graal de Lohengrin), c’est le moment d’une assomption soudaine qui se fondra avec ce qui suit, rendant impossible les applaudissements. À aucun moment on ne peut s’extraire de la musique pour saluer la performance. Nous restons prisonniers de ce continuum espace-temps.
Wilhelmine Schröder-Devrient
Les pionniers
Ses premiers interprètes, Wilhelmine Schröder-Devrient (1804-1860) et Ludwig Schnorr von Carolsfeld (1836-1865) ont commencé à écrire la légende du chant wagnérien. Le leur était sans doute racé, jamais hurlé. On le devine à l’aune d’un répertoire versatile. Wilhelmine chantait Oberon et Euryanthe de Weber, Fidelio et Dona Ana dans Don Giovanni. Elle avait débuté en Pamina de La Flûte enchantée … Wagner lui écrira l’Adriano Colonna de Rienzi, Senta du Vaisseau et Venus dans Tannhäuser. Voix de force et de diction, elle a créé la soprano hochdramatische, sorte de vestale vocale aux capacités immenses mais dotée de fragilités exquises. Côté messieurs, Wagner invente le Heldentenor, le ténor héroïque. Schnorr von Carolsfeld, interprète de Polione dans Norma, fut l’un des premiers Lohengrin et le créateur de Tristan en 1865. On dit qu’il en serait mort d’épuisement, mais c’est plutôt une typhoïde qui est à incriminer. C’est cette coïncidence, un brin morbide, entre l’interprète et son personnage qui a suscité la réputation sacrificielle du chant wagnérien, exigeant une tessiture ingrate et une endurance suffocante.
Ludwig et Malwine Schnorr dans Tristan et Isolde en 1865 © wikimedia.org
Wagner insistait fortement sur l’intelligibilité afin d’assurer le confort à ses interprètes. Un chanteur bien formé sait s’économiser. S’il projette correctement les mots, il n’a pas besoin de forcer la voix. Chez lui, les mots et la musique sont inséparables, équilibrant les consonnes structurantes de la langue allemande et la suavité des voyelles italiennes.
Les chanteurs wagnériens des origines furent des verdiens et des mozartiens. Amalie Materna (1844-1918) était un soprano Falcon créatrice de Brünnhilde en 1876 et de Kundry en 1882. Elle chantait la Comtesse des Nozze et Rachel de La Juive. Hermann Winckelmann (1849-1912), le premier Parsifal, avait débuté en Manrico du Trovatore. Le monologue de Wotan ou d’Isolde, les récits de Gurnemanz gagnent beaucoup à la pratique de Schubert et du lied.
Wagner et Mme Materna, dessin paru dans Der Junge Kikeriki de Vienne - John Grand-Carteret : "Wagner en caricatures" - Paris - Librairie Larousse 1892 © Coll. part.
« La voix wagnérienne doit répondre à toutes les suggestions expressives que lui dictent l’intelligence et l’imagination. La merveille d’une carrière se situe quand toutes les capacités expressives s’épanouissent du fait du savoir de l’expérience », disait Hans Hotter (1909-2003), le plus grand Wotan du XXe siècle. « Le chanteur bien formé doit affronter de longues séances statiques ou il ne fait que déclamer, il doit soutenir cet arioso de tout son corps. Ce sont de longs moments sans action apparente. Cela demande une endurance qui s’ajoute à l’endurance de la production vocale », ajoutait celui qui fut professeur de Vincent Le Texier et Nathalie Stutzmann. Autant de difficultés que Kirsten Flagstad, dit-on, surmontait en planquant une flasque de cognac dans un recoin du décor …
Siegfried & Cosima Wagner à Bayreuth, en compagnie de l'ambassadeur d'Autriche et son épouse - Musica, Août 1904 © Coll. part.
Premiers enregistrements
Après la mort de Wagner, durant le long règne de Cosima à Bayreuth, le chant wagnérien se pétrifia sous sa houlette rigide et réactionnaire de Julius Kniese, son tout puissant répétiteur. Qui chantait à Bayreuth devait prêter serment sur l’œuvre du maître. Et qui y était réinvité devenait l’emblème vivant d’une tradition quasi sacrée, se perpétuant de chanteur à chanteur.
Les premières cires ont gardé la mémoire de ces héros des commencements, comme les Parsifal de Rudolf Berger (1874-1915) et Heinrich Hensel (1874-1935). Berger avait d’abord été baryton et l’interprète du rôle d’Amfortas, avant de se reconvertir en ténor. Les Heldentenors furent parfois barytons à l’origine, comme Ramon Vinay, le Tristan de Karajan à Bayreuth en 1952, tout comme le plus stupéfiant de tous, Lauritz Melchior (1890-1973).
Wagner par Gill (L'Eclipse n° 65 / 18 avril 1868) © Coll. part.
Cosima (1837-1930) passa la main à son fils Siegfried (1869-1930) à partir de 1908. Malgré une interruption de dix ans due à la première guerre mondiale, Walter Soomer, Richard Mayr et Theodor Scheidl, devinrent dès 1924 les garants de la continuité artistique.
D’autres talents émergèrent hors du sanctuaire wagnérien, à Bruxelles, à Barcelone, à Paris, à New-York, partout où la musique du maître rencontrait un écho enthousiaste, nourrissant l’imaginaire de l’Art Nouveau et les plumes de Chausson, de Massenet, de Reyer. Dans tous les salons Verdurin de l’époque, on se pâmait en écoutant du Wagner. Les salles se remplirent dès qu’il fut possible de le monter ailleurs qu’en son Saint Temple. La création hors les murs de Parsifal eut lieu au Liceu de Barcelone, le 31 décembre 1913, date à laquelle prenait fin l’exclusivité des droits sur l’œuvre. Une légende du chant catalan y tenait le rôle-titre (en italien), Francesc Viñas (1863-1933).
Lauritz Melchior © DR
Entre-deux-guerres
Gustav Mahler avait exporté Wagner à New-York au cours de mémorables saisons. Bruno Walter, puis Erich Leinsdorf donneront au Met quelques soirées historiques que la radio, et aujourd’hui le CD, ont préservé. On retient notamment une Walküre avec Lauritz Melchior et Helen Traubel, captée live depuis le Met, le 6 décembre 1941, quelques heures avant l’attaque sur Pearl Harbor.
L’entre-deux guerres avait vu apparaître la génération des « grands wagnériens », d’autant plus grands que l’enregistrement, de plus en plus perfectionné, les a préservés. Il a rendu public un art d’interprétation qui était parvenu à maturité après cinquante d’interprétation. Le procédé électrique captait les voix dans toute leur précision et leur naturel. Chez le baryton-basse, les Friederich Schorr, Rudolf Bockelmann et Jaro Prohaska tendent un fil ininterrompu jusqu’à Hans Hotter. Ils incarnent l’autre type du chanteur wagnérien : le Heldenbariton.
Lotte Lehmann © wikimedia.org
Bayreuth restait cependant le saint conservatoire. Durant le règne de Winifred Wagner (1897-1980), veuve de Siegfried et fervent soutien d’Hitler, le festival garda sa tenue esthétique sous la houlette de Heinz Tietjen, directeur de l’opéra de Berlin qui dressa les chanteurs à l’orthodoxie vocale. Les chanteurs d’origine sémites furent écartés et les réticents s’éloignèrent, comme Lauritz Melchior.
S’il ne fallait retenir qu’un témoignage, magistral, du chant wagnérien le plus parfait, ce serait la Walküre de Bruno Walter, gravée à Vienne en 1935. Tout s’y chante et s’y comprend de manière inouïe, comme dans un lied intime et fervent. Il faut savourer l’amour palpitant de la Sieglinde de Lotte Lehmann et tomber en pamoison à l’écoute de Lauritz Melchior, inégalé, par la puissance du souffle et l’infinie délicatesse de celui qui fut 81 fois Parsifal, 106 fois Lohengrin, 235 fois Siegfried et 229 fois Tristan en trente-deux ans de carrière.
Wolfgang Windgassen © DR
L’âge d’or
Tout âge d’or est un mythe, la vision anoblie d’un passé qui n’existe plus que dans le souvenir. Les afficionados d’opéra adorent les mythes. « C’était mieux avant » est leur antienne. Que durent-ils donc penser en découvrant les mises en scène et les distributions du Neues Bayreuth de Wieland Wagner ? Le petit-fils de Richard, désireux d’oblitérer les croix gammées, permit l’émergence d’une nouvelle génération. La dénazification avait écarté les corps usés et (presque) tous les esprits égarés. Melchior, naturalisé américain, acheva sa carrière aux États-Unis. Kirsten Flagstad déclina dans les années 1950, le temps de graver in extremis un Ring avec un Furtwängler malgré tout rattrapé par ses démons.
Les second rôles apparus dans les années 1940 eurent la vedette. Astrid Varnay, Wolfgang Wingdassen, Martha Mödl, Leonie Ryzanek, Birgit Nilsson, Elisabeth Grümmer, assurèrent cette relève des années 1960. Ils laissent des enregistrements de référence. L’après-guerre voit également la montée en puissance du chef d’orchestre que la technologie transforme en démiurge sonore.
Lise Davidsen © Ray Burmington
Les intégrales de Solti, de Karajan font entrer Wagner au salon. Ce n’est plus le rare et extatique écrin des années 1900, il est à présent équipé de chaînes haute-fidélité et d’enceintes Cabasse. On y cultive l’écoute dans un entre-soi où l’opéra ne se dissipe plus dès le rideau retombé. Mais le chant cependant décline car les voix se brûlent en sautant d’avion en avion sans se laisser le temps du repos et de la maturation.
Aujourd’hui les Heldentenor se font rares et l’on entend les mêmes, faute de mieux, souvent des vétérans à l’instrument usé jusqu’à la corde et à qui la politesse, respectueuse de l’effort demandé, interdit de dire qu’il serait temps d’arrêter.
Le flambeau n'est pas pour autant éteint et il apparaît toujours des voix hors normes, Nina Stemme hier, Andreas Schager, Lise Davidsen, Samuel Sakker (1), Daniel Johansson (2) aujourd’hui. Faisons en sorte que notre avidité d’aficionados ne détériore pas leur indice de durabilité.
Vincent Borel
(1) bit.ly/3XnherU
(2) bit.ly/3YFyZDH
Nos indispensables
Die Walküre Bruno Walter 1935 (EMI 2006)
Les Introuvables du Chant Wagnérien (EMI 1984)
Richard Wagner On Record (Preiser Records 2006)
Siegfried (Excepts 1928-1932 ) avec Lauritz Melchior (Naxos 2004)
Die Meistersinger von Nürnberg / Elisabeth Grümmer, Gustav Neidlinger, Walter Geisler, André Cluytens. Bayreuth 1957 (Walhall Eternity Series)
Tristan und Isolde / Birgit Nilsson, Wolfgang Wingdassen, Karl Böhm, Bayreuth 1966 (DG)
Der Ring des Nibelungen / Ferdinand Frantz, Martha Mödl, Josef Greindl, Wilhelm Furtwängler Orchestra Sinfonica della RAI. 1953 (EMI 2011)
Parsifal / Ramon Vinay, Martha Mödl, George London, Clemens Krauss. Bayreuth 1953. (Opera Prima 2013)
----
Illustration : Croquis de J. Blass - John Grand-Carteret : "Wagner en caricatures" - Paris - Librairie Larousse 1892 © Coll. part.
Derniers articles
-
12 Décembre 2024Laurent BURY
-
11 Décembre 2024Laurent BURY
-
10 Décembre 2024Vincent BOREL