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Olivier Houette interprète le Livre d’Orgue de Nicolas de Grigny – Une longue attente hautement récompensée

Soliste et continuiste (1), professeur au CRR et à l’Académie Internationale d’Orgue de Poitiers (26-30 août 2019), titulaire de l’orgue François-Henri Clicquot de la cathédrale Saint-Pierre depuis 2000, Olivier Houette n’a certes pas ignoré le disque ces dix ou quinze dernières années (2), reflet de sa double activité d’interprète, mais dans des répertoires, lui-même abordant en concert toutes les époques de l’orgue, guère en lien avec l’instrument dont il a la responsabilité (école ibérique en la cathédrale de Cuenca, Bach et Buxtehude à Saint-Bernard de Dijon…) et sans jamais signer de disque à lui seul, ayant « jusqu’à présent différé tout enregistrement, à tort ou à raison, estimant qu’il était nécessaire de mûrir une œuvre et de vivre avec elle pour en donner une version défendable. » Après bientôt vingt années aux claviers de ce grand Clicquot (1787-1791), chef-d'œuvre absolu du patrimoine classique français, globalement parvenu jusqu’à nous tel que conçu et réalisé par l’illustre facteur, Olivier Houette a franchi le pas et propose, authentique coup de maître, rien moins qu’une intégrale à couper le souffle du Livre d’Orgue (1699) de Nicolas de Grigny – « Ce Livre d’Orgue réunit beaucoup d’éléments qui me parlent : lyrisme, poésie, profondeur, couleurs, esprit typiquement français, beauté de l’écriture et des lignes… ».
 

On sait combien la réussite d’un enregistrement d’orgue se joue à la jonction de l’œuvre, de l’instrument et de l’acoustique du lieu, à charge pour l’interprète d’évaluer paramètres et moyens lui permettant de créer son propre équilibre. Dès le grand plein-jeu sur pédale d’anche initial de la Messe, l’un des choix fondamentaux de cette gravure affirme le désir manifeste de restituer de façon sensible – en l’occurrence vertigineuse – la réalité acoustique du vaisseau de Poitiers (sept secondes de réverbération !) : « L’acoustique généreuse de Poitiers est en réalité proche de ce que pratiquait Grigny à Reims, où le vaisseau est aussi de dimensions impressionnantes : ce n’est donc pas de la musique de chambre. » Toute l’écoute s’en ressent, l’auditeur se trouvant immergé dans un espace sonore immense, habité de manière exceptionnellement dense par le Clicquot et qui le joue, la diversité des plans sonores se parant de perspectives contrastées, selon la nature des mélanges de timbres.

Sur l’esthétique de l’instrument, Olivier Houette poursuit : « Il est vrai que certains puristes pourraient critiquer le choix de Poitiers dans la mesure où quatre-vingt-douze années séparent le Livre d’Orgue du Clicquot. Ces critiques pourraient porter essentiellement sur un point : un équilibre de la facture française tardive légèrement plus flûté, élimination de certains jeux (larigot par exemple), apparition de certains autres jeux (hautbois) annonçant la suite, ensemble de moins en moins polyphonique, et bien sûr extrême puissance et rondeur du chœur d’anches. Pourtant, la validité d’un tel enregistrement reste à mon avis largement réelle : permanence des fondamentaux de la facture française dans une très forte tradition, permanence malgré tout d’une lisibilité polyphonique, instrument le plus authentique de cette époque et de cette dimension, facture parisienne dont Grigny était familier… ». Marie-Claire Alain, qui y enregistra à deux reprises (1970, 1996/1998) les Messes de Couperin ainsi que son troisième Grigny, formulait de manière subjective mais ô combien pertinente le choix de cet insigne Clicquot : pourquoi se priverait-on de tant de beauté, de richesse, de plénitude ?
 

Olivier Houette © DR
 

Duo (ext. Messe)

La lisibilité des pleins-jeux pourrait être le point le plus sujet à discussion, l’acoustique ne la privilégiant pas particulièrement. Mais l’essentiel tient à celle du plain-chant, idéalement et si chaleureusement proclamé par la pédale d’anche et porté par le mouvement, d’une richesse bouleversante, du nimbe harmonique des pleins-jeux. Magique. Tout le reste, des pièces sur registrations de détail – ainsi les jeu de tierce et grand jeu de tierce du Duo de la Messe, d’une présence confondante – jusqu’aux grands ensembles faisant appel à l’incomparable grand jeu (anches et cornets, ébouriffants), se pare d’une acuité optimale, nourrie de la connaissance intime des conditions de projection des timbres dont témoigne à chaque instant l'interprète.
 

Offertoire (ext. Messe)

L’auditeur ne peut qu’être saisi par sa faculté à vivifier les composantes complexes de cette musique visant à l’éloquence, noblesse acérée du style et suprême élévation allant de pair sans la moindre faille. Outre l’inégalité, passant par tous les degrés possibles de l'expressivité, et une forme subtile d’agogique jouant l’une et l’autre un rôle essentiel dans l’animation du texte, certaines transitions internes prenant la forme d’une infime quasi-suspension du récit (entre récitatif et arioso, d’une extrême souplesse – Basse de trompette de la Messe), on admirera sans réserve l’inventivité du toucher et de l’articulation : du quasi-legato des pages sur pleins-jeux (eux-mêmes en réalité sous-tendus d’une riche diversité d’attaque) à une multitude de manières de se saisir du clavier, des pièces « tendres » faisant appel à des mélanges délicats accompagnés des jeux doux jusqu’aux moments de plus grand apparat, notamment le Dialogue refermant le Gloria, d’une acuité et d’une vivacité extrêmes : prodigieux contraste entre la grandiose introduction et le caractère virevoltant et follement engagé de la suite, qui demande beaucoup à l’instrument. Où l’on goûte, entre mille qualités intrinsèques brillamment coordonnées, tout au long de la Messe et des cinq Hymnes, l’art de faire parler les familles de jeux, et singulièrement les anches. Apothéose en la matière, le monumental et exaltant Offertoire fait entendre sur le dernier accord le la0 du ravalement de pédale : tout simplement renversant, avec un lâcher de claviers donnant plus que jamais le vertige, sorte d’étourdissement mêlé de transport quasi extatique. Tous les lâchers de claviers se révèlent d’ailleurs partie intégrante du texte, quelle que soit la dynamique des jeux mis en œuvre, ainsi du cromorne, très sollicité par la musique française du Grand Siècle et poétiquement incisif, le lâcher prolongeant l’impact des pièces.
 

L'orgue Cliquot de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers © Jean-Jacques Soin
 
À la différence des gravures antérieures entrées dans la légende, celle-ci rayonne d’une manière particulièrement envoûtante en raison « d’une intervention courte mais d'une importance capitale » menée à l'automne 2016 par Bertrand Cattiaux, à la suite d'un important chantier sur les verrières de fond de nef. « Lors de cette intervention, les jeux d'anches ont été déposés, la pression révisée, l'ensemble de l'orgue égalisé, les anches réharmonisées, les garnitures des claviers restaurées, et surtout, le tempérament repris. La formule actuelle, remarquablement réalisée et respectant parfaitement le matériel de Clicquot, semble le meilleur compromis possible pour cet instrument remarquable. » Inutile de dire que ce « tempérament inégal conforme à l’esthétique de l’instrument » fait ici merveille.
 
Après un concert donné en la cathédrale de Poitiers le 12 mai pour célébrer la sortie de ce double CD Triton, Nicolas de Grigny ne manquera pas de figurer au programme des divers concerts de printemps et d’été d’Olivier Houette, notamment celui du 25 mai en la priorale de Souvigny (Allier), qui elle aussi s’enorgueillit d’un orgue Clicquot, « petit frère » de celui de Poitiers, bien que légèrement antérieur (1783). Qu’il soit permis à cette occasion de tirer la sonnette d’alarme quant à l’état actuel de cet instrument admirablement conservé mais source de bien des inquiétudes, comme le souligne son titulaire Jean-Luc-Perrot : « Le rapport de Monsieur Michel Colin, technicien conseil de la DRAC, citait déjà en 2016, une oxydation importante des tuyaux de façade, un fort jeu latéral de la mécanique, une infestation des vers à bois, l’affaissement de certains tuyaux… Monsieur Roland Galtier, nommé à la succession de Monsieur Colin, s’est rendu sur site (été 2018) et a constaté lui aussi l’état alarmant de l’instrument. La situation, en dépit d’un entretien régulier demandé et effectué par le propriétaire (la mairie), ne fait que se dégrader, et lors de sa dernière visite, le facteur d’orgues, M. Michel Jurine, en charge de l’entretien, notait des "fuites aux boursettes, fuites aux tampons de laye, fuites à l’enchapage". Il concluait par : "Il devient nécessaire d’envisager une restauration totale de l’instrument avec restauration des sommiers sur site […], restauration de l’ensemble de la tuyauterie avec la question du diapason et des longueurs et décalages. L’état des façades est plus qu’alarmant". »
 
Puissent le concert d'Olivier Houette et l'impact de son Grigny attirer l'attention tant du public que des autorités afin de mobiliser les énergies indispensables à la sauvegarde de ce rare Clicquot, mission pour laquelle a été créée l'association des Amis de l'Orgue Clicquot de Souvigny (3).
 
Michel Roubinet

(1) www.concertclassic.com/article/jubile-de-notre-dame-de-paris-le-triomphe-de-campra-charpentier-compte-rendu
      www.concertclassic.com/article/olivier-houette-lorgue-de-notre-dame-de-paris-grandeur-elevation-et-poesie-un-equilibre-de
 
(2) Discographie d’Olivier Houette
https://www.france-orgue.fr/disque/index.php?zpg=dsq.fra.rch&org=Olivier+Houette&tit=&oeu=&ins=&cdo=1&dvo=1&vno=1&cmd=Rechercher&edi=

(3) www.amisorgueclicquotsouvigny.com/ 

 
Sites Internet
 
Olivier Houette
https://www.orguesapoitiers.org/Organiste-titulaire-p9#hautContenu
 
Orgue François-Henri Clicquot de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers
www.orguesapoitiers.org/Genese-d-un-instrument-d-exception-p6#hautContenu

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