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« Musique Interdites » en création au théâtre de Caen [tournée jusqu'au 4 juin 2026] – La renaissance d’un répertoire injustement oublié –Compte rendu

Au moment où Hitler accède au pouvoir, en 1933, Berlin compte une centaine de cabarets. Les plus connus ont pour nom Pfeffermühle (Moulin à poivre), Schall und Rauch (Bruit et fumée) ou Kabarett der Komiker (Cabaret des comédiens). Dans tous ces lieux, on tourne le pouvoir en dérision et on joue de la musique souvent moderniste et même expérimentale : du jazz mais pas seulement, de la musique dodécaphonique ou sérielle. Tout ce répertoire, jugé subversif et impur, « les chants nègres efféminés, la musique atonale bolchévique et l’influence juive qui a mené la contrebande de toute ces importations mortifères » ainsi qualifiés par les Nazis, seront très vite interdits et leurs auteurs, souvent juifs, seront diffamés, persécutés, contraints à l’exil quand ils ne seront pas déportés et assassinés.

Eléonore Pancrazi & Lucile Richardot © Titouan Massé
Sobre et efficace
C’est un peu l’histoire d’un de ces cabarets berlinois, de l’ambiance qui y régnait et la musique que l’on pouvait y entendre, que nous raconte Musiques interdites, un spectacle conçu par David Lescot (1) avec l’altiste Samuel Hengebaert et son collectif ACTE[SIX] (2). Car il s’agit bien d’un spectacle, avec une mise en scène sobre et efficace, et non d’un simple récital. Le programme est constitué d’œuvres de Kurt Weill, Alban Berg, Hanns Eisler ou Friedrich Holländer; et d’autres compositeurs moins connus comme Viktor Ullmann, Paul Dessau, Erwin Schulhoff ou Ilse Weber.

Lucile Richardot et Omer Bouchez © Titouan Massé
Deux maîtresses de cérémonie de choix
Pour replacer ces extraits dans leur contexte, pour dérouler un fil narratif cohérent (peut-être parfois trop didactique), pour comprendre l’esprit provocateur ou poétique des textes en allemand, et pour interpréter toutes ces musiques, avec la dérision ou l’émotion qu’elles portent en elles, deux maîtresses de cérémonie de choix : Lucile Richardot (photo à g.) et Eléonore Pancrazi (photo à dr.). Les deux mezzos ont la tenue de circonstance, vestes et pantalons noirs, visages poudrés et joues rosies, et possèdent un abattage et un art du surjeu parfaits pour donner la vie à leur personnage. Parfaite aussi est leur interprétation musicale qui peut passer ex abrupto de la farce à la tragédie. C’est le cas avec l’hypnotisant Schlafen, Schlafen d’Alban Berg que Lucile Richardot, aux graves envoûtants, enchaîne avec l’ironique et irrésistible Die Herren Männer, une chanson de Friedrich Holländer qui se moque allégrement des hommes.

© Titouan Massé
Même la musique du XVIIe siècle
Tout aussi drôle et du même auteur, An allem sind die Juden Schuld, sur une mélodie inspirée de la célèbre Habanera de Bizet et dont les paroles expliquent que tout serait de la faute aux juifs. Eléonore Pancrazi – qui a chanté sa première Carmen en janvier dernier – en donne une interprétation d’une grande expressivité. A la fin du spectacle c’est une autre facette que la mezzo-soprano nous offre avec une bouleversante interprétation d’une berceuse d’Ilse Weber, composée pour les enfants de Theresienstadt.
Deux groupes de musiciens sont les partenaires précieux des deux chanteuses. Le premier est constitué d’instruments modernes (piano, violon accordéon...) ; le second est résolument baroque (orgue, flûte, viole de gambe…). Car parmi les œuvres interdites il y eut aussi celles de compositeurs du XVIIe siècle, dont Salomone Rossi, un Italien de confession juive, auteur de mélodies en hébreu. Banni lui aussi ! Ce n’est pas la seule surprise d’un spectacle original et touchant dont la tournée ne fait que commencer. On le retrouvera à Saint-Omer (17 janv.), Arras (28 & 29 janv.), Lyon (21 avr.) et Rouen (4 juin).
Signalons que Samuel Hengebaert et ACTE[SIX], entourés de Lucile Richardot, Elénonore Pancrazi et Edwin Crossley-Mercer viennent de faire paraître un remarquable triple album « Musiques interdites » chez le jeune label Oktav Records (3).
Thierry Geffrotin

Musique interdites – Caen, Théâtre 14 novembre 2025 ; prochaine représentations 16 janvier (Saint Omer), 28 et 29 janvier (Arras), 21 avril (Lyon) & 4 juin 2026 (Rouen)
(1) David Lescot qui vient par ailleurs de mettre en scène une très belle production de la Cendrillon de Pauline Viardot, à découvrir jusqu’au 2 avril partout en France dans le cadre d’une grande tournée de la co[opéra]tive : www.concertclassic.com/article/cendrillon-de-pauline-viardot-par-la-cooperative-en-tournee-jusquau-2-avril-2026-viardot
(2) Liste des instrumentistes : Julien Beautemps, accordéon ; Alexis Gournel (le 14/11) & Adam Laloum, piano (en alternance) ; Josèphe Cottet, violon baroque ; Omer Bouchez, violon ; Hélène Desaint, alto ; Alexis Derouin, violoncelle, Julie Dessaint, viole de gambe ; Samuel Hengebaert, alto ; Eloy Orzaiz, clavecin et orgue ; Mélanie Flahaut basson.

(3) Musique interdites, 3 CD Oktav Records (dist. Inouïe Distribution)
www.oktavrecords.com/eshop/p/musiques-interdites
Photo © Titouan Massé
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