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​Les Archives du Siècle Romantique (40) – « Du chant en général » par Reynaldo Hahn

Parfait exemple de compositeur sous-estimé de nos jours mais qui fut une figure importante de la vie musicale de son temps, Reynaldo Hahn (photo,1874-1947) ne pouvait que faire l’objet de toutes les attentions du Palazzetto Bru Zane. Dès mai 2011, un peu plus d’un an après sa création, le Centre de musique romantique française de Venise consacra d’ailleurs un important colloque à l’auteur de Ciboulette dont les actes sont désormais rassemblés en un précieux volume : « Reynaldo Hahn, un éclectique en musique ».(1) De tous les genres abordés par l’artiste, la mélodie fut l’un de ceux qu’il cultiva avec le plus de bonheur : de 1888 à la période de la Grande Guerre, 112 pièces au total naquirent de sa plume. Un corpus dont l’actualité discographique de l’automne passé a permis de prendre la mesure grâce à l’admirable intégrale de Tassis Christoyannis et Jeff Cohen.(2) Leur approche, par l’intelligence, le tact et la complice musicalité qui l’animent, permet de suivre pas à pas le cheminement esthétique de Hahn, « de l’élégance à l’épure » pour reprendre la juste formule de Sylvain Paul Labardette (3).
 

Reynaldo Hahn occupait la totalité d’un mémorable récital de T. Christoyannis et J. Cohen à Venise en septembre dernier dans le cadre du dizième anniversaire du Palazzetto Bru Zane. (4) L’avant-veille, sa Dernière Valse (ext. de Une revue) avait trouvé place en conclusion de « Nuits », un programme (vocal et instrumental) interprété par Véronique Gens et l’ensemble I Giardini, qui parvenait là à son point d’orgue après avoir été donné en divers lieux.
« Crépuscule. Nuit d’amour » - « Rêve. Nuit d’ailleurs » – « Cauchemar. Nuit d’angoisse » – « Ivresse. Nuit de fête » : de Lekeu à Hahn, en passant par Fauré, Berlioz, La Tombelle, Massenet, Saint-Saëns, Chausson, Ropartz, Widor, Louiguy et Messager, on retrouve le découpage du concert sur le disque que les interprètes nous offrent à présent chez Alpha Classics/PBZ. (5). Bonheur intense pour ceux qui avaient assisté à l’un des concerts de la soprano l’an passé – sûrement pas moindre pour ceux qui découvrent ses « Nuits »  seulement maintenant – que la plongée dans une interprétation directe, aussi merveilleuse de charme que de simplicité. Les pièces instrumentales ne sont pas en reste, défendues avec chic, lyrisme, feu ou délicatesse par I Giardini - comment ne pas fondre de plaisir à l’écoute d’Orientale, petit bijou signé Fernand de La Tombelle ?
 

 De La Tombelle : Orientale 

 

   

Fauré : La Lune blanche luit dans les bois (ext.) 

L’art du chant consiste, selon Reynaldo Hahn, à se soumettre « aux justes exigences du style et de l’expression ». Belle leçon en la matière que celle offerte par Véronique Gens ! Les Archives du Siècle Romantique – qui franchissent ce mois-ci le cap de leur 40e épisode – vous proposent de retrouver le texte « Du chant en général » que Hahn rédigea pour L’Initiation à la musique, ouvrage collectif (publié en 1935) destiné « à l’usage des Amateurs de Musique et de Radio » où sa signature côtoyait celles de Maurice Emmanuel, Bernard Champigneulle, Paul Landormy, Georges Chepfer, Emile Vuillermoz, Hugues Parnassié et Maurice Yvain.

Alain Cochard

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Du chant en général
Reynaldo Hahn
(extrait de L’Initiation à la musique
Édition du Tambourinaire : Paris, 
1935, p. 109)
 
La vocalise, le phrasé et la déclamation lyrique sont, je crois pouvoir le déclarer, les trois fondements du chant.

La vocalise est – ou plutôt devrait être – à la base de tout travail vocal. Chaque fois qu’on exécute, fût-ce dans un mouvement très lent, une suite de notes émises sur une seule voyelle, on fait une vocalise, mais on entend plus communément par ce mot une suite de notes rapides comportant des difficultés diverses, sons filés, ornements de toute espèce, arpèges, gammes diatoniques et chromatiques montantes et descendantes, liées ou piquées, etc.

À vrai dire, il n’est pas indispensable à tous les chanteurs de parvenir à la maîtrise dans cette branche du chant, où brillent surtout les voix légères et qui n’a son application que dans certaine musique et dans certains « emplois ». Mais on ne saurait nier que la vocalise soit un exercice de premier ordre pour ceux-là mêmes dont la voix, le genre de talent et les rôles n’ont que faire de l’agilité, car elle ne peut manquer de donner à leurs organes vocaux une souplesse et une mobilité des plus utiles à qui veut phraser avec goût, d’une façon expressive et nuancée. En outre, il y a de la musique qu’on ne saurait aborder si l’on n’est pas capable de bien vocaliser : pour ne citer que peu d’exemples les oratorios de Bach et de Händel, certains opéras de Mozart, les opéras de l’école romantique italienne, Rossini, Bellini, etc.

Le phrasé consiste à faire entendre une phrase musicale, une mélodie, (c’est-à-dire une série de notes accompagnées ou non de paroles), d’une façon homogène, nette et impeccablement juste, en faisant bien valoir ses contours et ses nuances, en respectant sa ponctuation (c’est-à-dire ses arrêts plus ou moins longs), tout en lui donnant l’accent et les accents imposés par le sentiment de la musique, et s’il s’agit d’un chant avec paroles, par la signification des mots.

Reynaldo Hahn ( Musica, mars 1911) © Bibliothèque du Conservatoire de Genève

L’étude de cette partie du chant englobe celle de la respiration considérée au point de vue expressif, celle du style et celle du coloris musical. Le style est indiqué par le goût et consiste dans un ensemble de détails qui donne à la musique qu’on chante le caractère et l’allure prescrits par l’époque, le pays où elle fut composée et par la personnalité même du compositeur. Le coloris, comme le mot lui-même l’indique, est la coloration vocale que l’on donne à ce qu’on interprète ; selon la musique et les paroles qu’on chante, le coloris de la voix doit varier. De même que le potier ne se sert pas de la même terre pour faire une écuelle ou une amphore, le chanteur doit adapter la qualité de sa matière vocale à l’emploi qu’il veut en faire. Dans un même morceau, il est parfois nécessaire de se servir tout à tour de plusieurs voix différentes. Tantôt sombre, tantôt lumineux, tantôt monotone et tantôt changeant, le coloris de la voix doit refléter l’état d’âme que le musicien a voulu traduire.
 

G. Ropartz : Ceux qui parmi les morts d'amour ( n° 3 des 4 Poèmes d'après l'Intermezzo d'Heinrich Heine, ext.)

Dans la déclamation lyrique, toutes les facultés acquises par l’étude de la vocalise et du phrasé trouvent leur emploi mais elles sont ici au service de l’esprit, qui s’en sert pour exprimer ses pensées, des plus fortes aux plus subtiles, et du cœur, qui en use pour extérioriser ses sentiments, des plus secrets aux plus fougueux.

La première nécessité de la déclamation, c’est une articulation parfaite ; la seconde, une prononciation correcte. Il ne faut pas confondre l’une avec l’autre.

L’articulation consiste à faire avec la bouche et la langue les mouvements nécessaires à la formation des voyelles et à l’accent des consonnes. Que l’on soit du Nord ou du Midi, que l’on parle comme un Marseillais, comme un Toulousain, comme un Lillois, comme un Auvergnat, ou comme un Normand, c’est-à-dire quelle que soit la prononciation qu’on ait, on articule : c’est la prononciation qui diffère. En un mot, l’articulation sert à prononcer, mais l’on peut avoir une bonne articulation et une mauvaise prononciation.

Dans la prononciation, le rôle le plus important est celui des voyelles. De l’ouverture plus ou moins grande des voyelles dépend en grande partie l’intelligibilité de ce qu’on dit. Ce sont elles également qui déterminent l’accent de tel ou tel pays, de telle ou telle région. Aussi faut-il éviter dans la prononciation tout ce qui caractérise un accent particulier. Par exemple, d’ouvrir les a comme font les Normands en disant « lâbourer » pour labourer ou de les fermer mal à propos comme les Méridionaux : « Je ne veux pà », de même ils ferment indûment certains e : « Jamé » pour jamais, « j’allé » pour j’allais, etc. Pas plus qu’il ne faut prendre pour modèles les Bretons quand ils prononcent « graînier » ou « régistre » au lieu de grenier ou registre. Attention aussi aux consonnes et aux nasales ! N’allez pas dire comme les sympathiques habitants du Sud-Est « rieing » pour rien, « allong pour allons ou, comme les Auvergnats « cherviche » pour service, ou bien encore comme les vaillants Lorrains « escailler », « juliet », « aillieurs », au lieu d’escalier, juillet, et ailleurs ; ou encore, « j’ajète » pour j’achète, comme on le fait au centre de l’Armorique ! Il faut adopter, en chantant, la prononciation parisienne des voyelles et des consonnes, excepté pour l’r car à Paris on grasseye. Or, il ne faut jamais grasseyer en chantant.
 

Reynaldo Hahn à Venise © Collection particulière

Privé d’articulation et de prononciation le chant, quelle que belle que soit la voix qui le fait entendre, est sans intérêt. C’est ce dont ne veulent pas se persuader beaucoup de chanteurs de théâtre. Tant pis pour eux si le public, las de prêter l’oreille dans l’espoir de comprendre ce qu’ils disent, se détourne d’eux et leur préfère les chanteurs d’opérette et de café-concert qui, eux, articulent et prononcent correctement.

C’est quand on est en possession d’une articulation, d’une prononciation parfaites que l’on peut se préoccuper de ce qui offre le véritable intérêt de la déclamation lyrique, c’est-à-dire de l’expression et c’est ici que l’intelligence du chanteur entre en jeu.

En effet, la déclamation lyrique doit être surtout inspirée par l’intelligence qui, seule, peut indiquer à l’interprète l’expression qu’il doit donner à ce qu’il chante, l’intention qu’il doit indiquer par sa façon de chanter une phrase, un mot. Si l’intelligence fait défaut, si l’on comprend mal ce que l’on doit faire comprendre et ressentir à ceux qui vous écoutent, la déclamation est défectueuse, l’accent manque de naturel et de vérité. Il n’éveille pas dans l’âme, dans l’esprit de l’auditeur ce qu’il doit y éveiller, et l’effet est manqué. Par conséquent, il est indispensable pour un chanteur de cultiver, d’exercer son intelligence. La lecture, la contemplation de chefs-d’œuvre plastiques (peinture ou sculpture) l’observation des humains, le souvenir de ce qu’on a éprouvé, joies ou douleurs, émotions de toutes sortes, l’imitation même des gens qu’on a vus agir, qu’on a entendus parler de telle ou telle façon, en telle ou telle circonstance, tout cela peut contribuer à donner aux chanteurs le sens de la déclamation juste et les aider dans leur interprétation d’un rôle, d’un morceau, d’une page ou simplement de quelques mesures, et ils doivent avoir perpétuellement le souci de sentir et de dire vrai, s’ils veulent servir d’intermédiaires fidèles entre l’auteur et le public.

Le chanteur qui se borne à chanter d’une belle voix les notes et les mots qui sont écrits, songeant uniquement à mettre en valeur le volume, l’éclat, et la puissance de cette voix, n’est qu’un sot. Il est en outre un serviteur infidèle puisqu’il ne remplit pas sa mission, qui consiste non point à briller pour son propre compte auprès de gens frivoles et ignorants, mais à charmer, à intéresser et à émouvoir les auditeurs attentifs, éclairés et sensibles.
 

R. Hahn : La Dernière valse (ext.)

Il est à souhaiter que les amateurs de radio et de phonographe, chaque jour plus nombreux, se pénètrent de ces principes, en général méconnus par ceux-là mêmes qui devraient en être les apôtres, et en premier lieu, les chanteurs, qui trop souvent, ne songent qu’à « faire du son », s’imaginant que, plus on a de voix et plus on chante fort, plus on a de talent. J’arriverai peut-être à persuader professionnels et auditeurs qui, n’étant guidés ni par la vanité ni par l’intérêt, peuvent s’accorder le plaisir de sacrifier tout simplement à la musique.

Que les uns et les autres se méfient avant tout de l’excès de sonorité qui est l’ennemi même de la Musique, puisqu’il est le Bruit, puisqu’il contrecarre le mystère exquis des colorations, des nuances, et puisqu’il ébranle les nerfs au lieu d’intéresser l’intelligence et d’émouvoir le cœur. J’ajoute que si un chanteur chante trop fort, c’est son affaire, et que si l’on s’abstient de l’écouter, il n’a que ce qu’il mérite, mais que vous n’avez pas le droit de faire chanter trop fort, malgré lui, un chanteur qui a eu le bon esprit de sacrifier les grossiers effets athlétiques aux justes exigences du style et de l’expression.
 

© Coll. part.

(1) « Reynaldo Hahn, un éclectique en musique », sous la direction de Philippe Blay – Actes Sud/Palazzetto Bru Zane

(2) Reynaldo Hahn : Intégrale des mélodies (4CD PBZ)

(3) « De l’élégance à l’épure : l’évolution stylistique dans les mélodies de Hahn » (dans « Reynaldo Hahn, un éclectique en musique »). 

(4) www.concertclassic.com/article/les-10-ans-du-palazzetto-bru-zane-le-beau-printemps-de-la-musique-francaise-compte-rendu

(5) 1 CD Alpha Classics/PBZ 589  outhere-music.com/fr/albums/nuits-alpha589

Photo © DR

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