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Les Archives du Siècle Romantique (24) - Deux lettres d’autobiographie extraites de la Correspondance de Paul Dukas, vol. 1 (1878-1914)
L’Apprenti Sorcier a rendu universellement célèbre le nom de Paul Dukas (1865-1935) – merci Walt Disney ! – mais on connaît finalement très mal la personnalité d’une figure pourtant majeure de la musique française et ses œuvres (l’illustre partition susnommée exceptée) ne sont pas si souvent programmées. Combien de Symphonie de Franck pour une Symphonie en ut majeur, combien de Suite bergamasque ou d’Images de Debussy pour une exécution de Variations, interlude et finale sur un thème de Rameau ? ...
Excellente nouvelle, le Palazzetto Bru Zane entreprend la publication de l’abondante – euphémisme ! – correspondance de l’auteur d’Ariane et Barbe Bleue : avec la rentrée sort (chez Actes Sud/PBZ) le volume I (deux autres suivront), qui embrasse la période comprise entre 1878 et 1914(1). Hélas disparu avant de pouvoir assister à l’aboutissement de son entreprise, Simon-Pierre Perret, fin connaisseur de Dukas et co-auteur avec Marie-Laure Ragot de la monographie parue chez Fayard en 2007(2), a mené à bien un fomidable travail de de collecte et de présentation dont la première étape permet de suivre le musicien depuis l’adolescence (la toute première lettre connue est adressée à son frère Adrien) jusqu’à l’éclatement de la Grande Guerre.
Deux lettres tirées de l’ouvrage forment la matière de nos Archives du Siècle Romantique de septembre (le 24ème épisode d’une série qui fête ses deux ans ce mois-ci) : l’une, de 1893, amicale et fort drôle, à Georges Pascal d’Aix – vous y découvrirez Dukas « avec toutes ses dents et le plus chouette sourire de Paris » ! –, l’autre, de six ans postérieure, en forme notice biographique, adressée à Georges Humbert et destinée au « Dictionnaire de musique » de Hugo Rieman.
Rappelons enfin à ceux qui ne le connaîtraient pas encore et souhaitent découvrir des aspects méconnus de l’œuvre de Dukas, l’existence du Volume 5 de la « Collection Prix de Rome » (3) du Palazzetto Bru Zane. Dirigé par Hervé Niquet, il permet d’entendre entre autres plusieurs des pièces mentionnées par le musicien dans la missive à G. Humbert.
Bonne rentrée, belle saison – et vive la curiosité !
Alain Cochard
*
Paris, 9 décembre 1893
Cher ami,
Merci de ta bonne lettre et de ta cordiale invitation. Je suis désolé de ne pouvoir l’accepter pour bien des raisons dont il serait long et peu intéressant, je crois, de te donner l’énumération. Bref, il m’est impossible de quitter Paris en ce moment, fut-ce même pour deux jours. Tu auras un reflet de ma personne dans ma musique puisque Sylvain Dupuis m’a si aimablement demandé Polyeucte. Ne te plains pas : c’est assurément ce que l’on peut donner de meilleur de soi-même, et ma présence n’ajouterait rien à ton impression si elle est bonne, pas plus qu’elle ne pourrait la modifier, si elle est mauvaise. Tu me demandes ma biographie ?!! Laisse-moi rire ! J’ai vingt-neuf ans et toutes mes dents et le plus chouette sourire de Paris ! J’ai manifesté dès ma plus tendre enfance des dispositions musicales extraordinaires, je tétais ma nourrice en mesure (à 9/8).
Plus tard j’ai suivi les musiques militaires.
J’ai connu Meyerbeer et admiré l’Africaine.
J’ai été élève de Dubois et de Guiraud et je me flatte, fichtre, qu’on ne le dirait pas ! etc. etc. J’oubliais de te dire que je suis né à Paris, 10 rue Coquillière le 1er octobre 1865 de parents pauvres, mais honnêtes, et que j’ai composé l’ouverture qui va me faire remonter dans l’opinion des Liégeois comme un bouchon de même métal dans une baignoire, en sortant de servir mon pays et avec le grade de caporal au 74e de ligne. Et ceci se passait dans des temps pas très anciens, soit vers le 15 septembre 1891. Es-tu fixé ? Dis-moi quelle aura été ton impression à l’audition de ce morceau qui te doit bien, j’en suis sûr, d’avoir été faire ce petit voyage en Belgique. Ce dont, je te suis, comme tu penses, reconnaissant comme il sied. J’écrirai à Sylvain Dupuis ces jours-ci pour le remercier lui aussi particulièrement.
Présente, je te prie, mes respects à Mme Pascal, et crois-moi ton affectueusement dévoué.
Paul Dukas.
P.S. La liste de mes œuvres futures est trop étendue pour que je la puisse faire tenir en un si petit espace. Je te renvoie au Fétis (supplément de l’année 1923) ; tu y trouveras un éreintement réussi de ma personne et de mes partitions.
© Archives Leduc
9 avril 1899
Cher Monsieur,
Je suis né à Paris le 1er octobre 1865. Naturellement, je n’étais pas destiné à faire de la musique et c’est seulement vers ma quatorzième année que je commençai à manifester quelques dispositions sérieuses : j’avais appris à pianoter comme tout le monde, et c’est tout spontanément que, pendant une maladie que je fis à l’époque, je mis en musique une strophe d’un chœur d’Esther de Racine. Je ne savais rien et comme je ne montrais de goût pour rien en dehors de la musique, on résolut de me la faire apprendre. J’appris seul le solfège, tout en continuant de composer en cachette, car on me l’avait défendu (!) et en 1882, je crois, ou fin de 1881, Dubois m’admit comme auditeur à sa classe d’harmonie… Je fus assez mauvais élève, ayant l’esprit porté à prendre le contre-pied d’un enseignement qui me semblait tout empirique. Dubois en conclut qu’il s’était trompé sur mon compte et je crois qu’il me considéra toujours comme un garçon subversif. Toujours est-il que, ne mettant jamais la “quarte et la sixte” à l’endroit voulu, je pris part à deux concours sans résultat. Pendant ce temps, j’étais entré, pour satisfaire mon père, dans la classe de piano de Mathias ; bien qu’au bout d’un an il m’eut pris comme élève, je profitai aussi mal de son enseignement que de celui de Dubois. Je ne fus jamais admis à concourir... Toutes mes idées, à ce moment, étaient tournées vers la composition et j’écrivis entre autres une ouverture du Roi Lear que j’allais bravement porter à Pasdeloup. À ma grande joie, il me complimenta et me promit de l’essayer. Mais l’expérience n’eut pas lieu grâce à mon… inexpérience : à dix-sept ans, j’ignorais encore qu’il y eût des copistes et j’avais trouvé trop long le travail de récrire cet interminable morceau à tant d’exemplaires. L’année suivante, mieux instruit, je pus m’entendre à l’orchestre grâce à l’excellent homme que vous avez sans doute connu, Hugo de Senger. Un de mes amis lui avait présenté une ouverture que j’avais écrite pour Goetz de Berlichingen et quelques mélodies. Il en fut enchanté et poussa la bonté jusqu’à rassembler son orchestre, bien qu’on ne fut pas encore dans la saison, afin de me faire entendre ma musique. Ceci se passait à Genève en septembre 1884. Je quittai la Suisse enchanté de la façon dont mon orchestre “sonnait”. Néanmoins, je ne fus pas encore joué en public cette année-là.
J’entrai, à la rentrée des cours, dans la classe de Guiraud, qui m’apprit le contrepoint et la fugue. En 1886, je pris part au concours du Prix de Rome sans être admis à concourir, non plus qu’en 1887, bien que j’eusse obtenu le premier prix de fugue un mois après le premier de ces concours d’essai. J’attribue le second de mes échecs auprès de l’Institut au voyage de Bayreuth que je fis en août 1886. C’était alors très mal porté.
© Archives Leduc
En 1888, enfin admis à concourir, j’obtins le second grand prix à l’unanimité avec une cantate intitulée Velléda. C’est Erlanger qui eut le premier prix à une voix de majorité, après plusieurs tours de scrutin où nous eûmes le même nombre de suffrages. L’année suivante, pour me dédommager de mes déboires, on ne me donna pas de prix du tout : Gounod se mit en quatre pour m’empêcher de l’obtenir et me prodigua tous les conseils et les meilleures consolations.
Saint-Saëns, au contraire, prit parti pour moi et m’engagea à persister. Il s’agissait cette année-là d’une Sémélé. Ne me sentant pas d’humeur à concourir plus longtemps, je tirai ma révérence à l’Institut et parti pour le régiment où je me livrai à des occupations très anti-musicales de 1889 à la fin de 1890. Je me remis au travail en 1891 et en janvier 1892, Lamoureux acceptait de faire entendre une ouverture de Polyeucte qui fut depuis reprise par Ysaÿe à Bruxelles et Dupuis à Liège. La même année je terminai le poème d’un drame lyrique en trois actes, Horn et Rimenhild, mais je n’en poussais pas la musique plus loin que le premier acte, m’apercevant trop tard que les développements de l’œuvre étaient plus littéraires que musicaux. En 1895, Saint-Saëns me choisit pour mettre au point les esquisses de Frédégonde de Guiraud, dont il écrivit les quatrième et cinquième actes. J’orchestrai les trois premiers. L’ouvrage eut huit ou neuf représentations.
En 1897, je donnai aux Concerts de l’Opéra une symphonie en trois parties qui fut fortement discutée. La même année (en mai), j’ai conduit à la Société Nationale la première exécution d’un poème symphonique, L’Apprenti Sorcier, d’après Goethe, que les Concerts Lamoureux ont joué cette année même ainsi que les Concerts Ysaÿe de Bruxelles.
Je travaille présentement à une sonate de piano qui sera certainement finie au moment où paraîtra le supplément que vous préparez pour le dictionnaire de Riemann et à un drame lyrique en quatre actes, L’Arbre de science.
J’ai écrit également, en assez grand nombre, des mélodies et des chœurs, mais tout cela est et doit rester inédit. Je suis critique musical à la Gazette des Beaux-Arts et à la Revue hebdomadaire. J’ai fait partie à deux reprises du Comité de la Société nationale. Je prends part au travail de révision des œuvres de Rameau pour la grande édition de Durand : c’est moi qui suis chargé des Indes galantes.
Pour clore ces notes trop longues, mais dont vous saurez extraire l’essentiel, je tiens à vous faire part de l’admiration que j’éprouve pour Hugo Riemann. Ses ouvrages théoriques me sont familiers et je tiens sa réduction de la découverte de toute harmonie à l’une des trois fonctions T, S, D, pour franchement géniale. C’est en théorie, à mon avis, le fait le plus important qui se soit produit depuis Rameau.
Croyez, Monsieur, à mes sentiments de bonne confraternité artistique.
Paul Dukas
(1) « Correspondance de Paul Dukas », regroupée et présentée par Simon Pierre Perret – Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 704 p., 45€ (sortie commerciale le 5 septembre 2018)/ www.bru-zane.com/fr/publication/correspondance-de-paul-dukas-vol-1-1878-1914/
(2) Simon-Pierre Perret est en outre co-auteur, avec Harry Halbreich, du précieux « Albéric Magnard » disponible lui aussi chez Fayard.
(3) Paul Dukas « Cantates, chœurs et musique symphonique » - Chœur de la Radio Flamande, Brussels Philharmonic, dir. Hervé Niquet (livre + 2CD / PBZ-Ediciones singulares).
Photo © Archives Leduc
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