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Le Lac des cygnes selon Radhouane el Meddeb par le Ballet national du Rhin - A la dérive – Compte-rendu

Joli : osons ce mot désuet pour qualifier de façon non péjorative la façon dont le chorégraphe franco-tunisien Radhouane el Meddeb vient de s’emparer du Lac des Cygnes : un mythe chorégraphique, philosophique, musical surtout. Joli, donc, parce que la chorégraphie d’El Meddeb, peu aventureuse, peu provocante, se veut subordonnée à quelques normes esthétiques qui n’ont rien de gênant : ses piétinements très resserrés, qui, sur ou sans pointes, doivent donner bien des crampes aux danseurs (on se souvient des souffrances du soliste scandant le Boléro de Béjart-Ravel), une certaine souplesse de parcours, un faux air de naturel tout à fait surprenant dans une histoire qui l’est si peu lui donnent un ton, incontestablement.
 
Passionné par l’aventure, et il faut dire que l’enjeu est de taille car le Lac est un monument, El Meddeb, en osmose avec Bruno Bouché (directeur du Ballet de l’Opéra national du Rhin), en attente de ce type de relecture, déstructure, déconstruit l’histoire, comme il est de mise aujourd’hui, et veut montrer que dans cette quête de l’autre et d’un idéal inaccessible – tout le monde a compris depuis longtemps que Le Lac n’est pas qu’un affaire de battements de bras – le héros doit se libérer de son état, de son histoire, et du lui-même qu’on lui a construit. Du coup, la pièce devient une sorte d’errance collective où plusieurs danseurs se coulent dans les chorégraphies des principaux solistes, pour bien montrer qu’ il n’y a pas de fossé entre les héros et ceux qui les encadrent, juste une histoire qui rebondit sur chacun. «  Nous sommes tous des Roméo » disait Béjart, il y a longtemps.
 

 
Dessinés par Celestina Agostino, les costumes des filles, gracieuses robes blanches, sont subtilement adaptés à l’idée de pureté, quant aux garçons, on est un peu las, sur toutes les scènes contemporaines, de les retrouver en caleçon, qui n’est pas d’une invention majeure et n’indique pas plus la nudité et l’essence de quelqu’un, qu’un geste, un parcours véritablement expressif. On peut en dire plus avec une arabesque sur son malaise profond ou ses aspirations qu’avec un jeu de fesses inertes. D’autant que le chorégraphe plante volontiers ses danseurs en cercle ou en groupe immobile, bras ballants, et que rien n’est moins scénique !
 
On peut aussi être reconnaissant à El Meddeb de n’avoir pas sali l’œuvre telle qu’on la connaît habituellement, et même d’avoir conservé quelques moments clefs de la version Noureev, sur laquelle il a visiblement beaucoup travaillé. Mais à cet égard, on doit lui reprocher une certaine timidité dans leur emploi, peut être parce que les danseurs du Ballet du Rhin, dont on a pu admirer la force expressive récemment dans la Table Verte de Kurt Joos, n’ont pas les moyens d’assumer ces pas de haute école dont ils ont dû se déshabituer, surtout les garçons, les filles assurant mieux. De fait on a le sentiment que tout est esquissé comme dans une sorte de parcours chaotique, où surnagent des miettes de souvenirs, de-ci de-là.

© Agathe Poupeney

Est-ce une libération que de voir les ballerines se défaire de leurs pointes (Béjart, toujours lui, l’avait déjà fait dans son Ring) pour s’arracher à leurs entraves, alors que les dites entraves ont souvent été rêvées et leur permettent de se révéler bien plus que la simple gesticulation spontanée ?
 
Décidément, si l’art de la narration est chose difficile, celui de la non-narration l’est encore plus. Et l’on regrette un peu qu’El Meddeb s’en soit tenu à une sorte de paraphrase du ballet au lieu de se lancer à corps perdu dans sa propre vision. Lorsqu’il se révèle enfin lui-même, à la toute fin, c’est incontestablement le meilleur moment de la soirée et la preuve que le chorégraphe a en lui une belle et authentique pulsion dramatique.
 
Heureusement, il y a eu de divines surprises, outre le beau décor simple et suggestif d’Annie Tolleter, avec un grand lustre et des souvenirs de tutus de cygnes accrochés ça et là : d’abord parce qu’à côté de belles ballerines comme Céline Nunigé et Monica Barbotte, Bruno Bouché a la chance d’avoir mis la main sur une perle, le jeune japonais Riku Ota, couvert de lauriers, et qui trace ses lignes en maître de l’espace. Et deuxième merveille, le jeune chef iranien Hossein Pishkar, lui aussi au parcours déjà riche et qui a bénéficié des conseils de Ricardo Muti. A la tête de l’Orchestre philharmonique  a livré une vision du Lac digne des plus grands chefs, avec une tension, une palpitation absolument irrésistibles. Il est rare qu’un chef confronté au monde du ballet semble y trouver un tel épanouissement, à l’exception de l’incontournable Vello Pähn, lequel conduira justement le prochain spectacle (Cherkaoui/Goecke/Lidberg) du Palais Garnier, à partir du 5 février 2019.
 
Jacqueline Thuilleux

Tchaïkovski : Le Lac des cygnes (chor. Radhouane El Meddeb -  Strasbourg, Opéra, le 10 janvier ; prochaines représentations les 14 et 15 janvier 2019. A Colmar (Théâtre), les 24 et 25 janvier ; à Mulhouse (La Filature), les 1, 2, et 3 février 2019 // www.operanationaldurhin.eu/fr/spectacles/saison-2018-2019/dance/schwanensee
 
NB : Les représentations des 24, 25 janvier et 1er février sont présentées avec des musiques enregistrées
 
Photo © Agathe Poupenay

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