Journal

Le Disque de la Semaine – Pierre Cochereau à Notre-Dame et hors les murs (19 CD + 1 DVD Solstice) : trésors retrouvés – Compte-rendu

Trente-six ans après sa mort, le nom de Pierre Cochereau (1924-1984) resplendit d'un même éclat au firmament de l'orgue : tant l'interprète des plus singuliers que, plus encore peut-être, l'improvisateur symphonique, légende vivante, bien que déjà hors du temps, à même d'inspirer les musiciens d'aujourd'hui. Si son art de l'improvisation reste inimitable, maintes pages nées sous ses doigts ont été restituées : l'« œuvre improvisée », complétant ses quelques pages composées (1), est entrée au répertoire. En témoigne, en ouverture du Festival Toulouse les Orgues 2020, le 8 octobre à la basilique Saint-Sernin, un hommage aux organistes de Notre-Dame de Paris confié à deux des actuels titulaires, Vincent Dubois et Philippe Lefebvre. A leur programme, des pages de leurs prédécesseurs à cette tribune : Claude Balbastre, Louis Vierne et Pierre Cochereau (2).
 
Pierre Cochereau ou l'homme pressé, comme s'il pressentait que le temps lui serait compté. Entré très jeune dans la cour des grands et la carrière internationale, titulaire de Saint-Roch à dix-huit ans et de Notre-Dame à trente (il prend ses fonctions le 9 janvier 1955), il aura mené comme nul autre une épuisante et double carrière de concertiste (dont vingt-cinq tournées américaines) et de directeur de conservatoire : dès 1950 au Mans, à Nice en 1961, à Lyon où il crée, en 1980, le second Conservatoire National Supérieur. Reflet d'une soif inextinguible de partager (sans enseigner l'orgue, seulement l'improvisation à des musiciens choisis), déployant sur tous les fronts, sans souci de s'économiser, une énergie phénoménale. Jusqu'à l'épuisement et un trépas avant l'heure.
 
Pierre Cochereau et François Carbou © Solstice
 
Il est si intimement lié à Notre-Dame de Paris que l'on serait tenté de voir en lui l'homme d'un seul orgue, comme si l'ampleur du souffle, la sensibilité, l'inspiration et la maîtrise du musicien résultaient et dépendaient, indissolublement, de son orgue et de l'acoustique du grand vaisseau.
 
Sortie de messe improvisée, Notre-Dame de Paris, 25 décembre 1958 – Fonds Carbou – inédit
 
 
C'est l'un des intérêts majeurs de ce coffret hors normes (74 % d'inédits !) que de montrer non seulement combien Cochereau le dramaturge était pour ainsi dire déjà lui-même avant d'accéder à la tribune de Vierne, mais qu'il le restait quand il jouait d'autres instruments. Bien que sa carrière l'ait mené aux quatre coins du monde, il est vrai que sa discographie le fait entendre presque exclusivement à Notre-Dame. Son Cavaillé-Coll peu à peu modifié est naturellement présent tout au long de ces 19 CD, mais le sel de ce portrait de musicien, magnifiquement élaboré et scrupuleusement choisi, tient aussi aux captations sur le vif en quantité de lieux divers, tous types d'instruments confondus, du plus petit – son orgue transportable pour « la tournée des plages », où il reste l'organiste de Notre-Dame – aux plus monumentaux.
 
Pierre Cocherau et Jacques Charpentier, au centre Nicole Cochereau et Marie-Madeleine Duruflé © Solstice
 
Structuré par décennies, ce coffret couvre la quasi-totalité de ses années d'activité : du tout premier disque Vendôme (monumental programme Bach à Saint-Roch, 11 et 14 juin 1954 – Léonce de Saint-Martin, successeur de Vierne, meurt le 10) aux fameuses improvisations sur l'Évangile de saint Matthieu la veille même de sa mort. Si les emprunts aux albums toujours disponibles y sont rares, ne pouvaient toutefois manquer à l'appel les gravures L'Oiseau-Lyre de 1955 reprises de haute lutte par Solstice en 2000 : Deuxième Symphonie de et sur l'orgue de Vierne encore intact (vient ici s'y ajouter une Troisième inédite à l'Institut des Jeunes Aveugles, 1962), Symphonie-Passion de Dupré (qui sera au programme du premier disque Solstice de Cochereau en 1973, au début du label FY : François et Yvette Carbou / Solstice), enfin Ad nos de Liszt, tous trois ici repris. Dans ces Incunables de 2000 figurait aussi la première symphonie improvisée connue de Cochereau, au Symphony Hall de Boston (1956), également reprise et désormais complétée d'autres symphonies : Saint Thomas de New York (1956), Town Hall de Sydney (1959), Ann Arbor (1960), Dallas (1966), Lille (1970), sans compter nombre d'improvisations de même ampleur sous d'autres intitulés : Triptyque (primatiale de Bordeaux, 1958, avec, après celle de Saint-Roch, une autre Passacaille de Bach – puis une troisième à Notre-Dame en 1968, et la Sonate en trio n°2 !), Suite de danses (N-D, 1974), Prélude, Fugue et Variations (N-D, 1972), Improvisation sur un thème original (Magadino, Suisse, 1972), Introduction, Choral et Variations (Maison de la Radio, 1972), Suite de six versets pour l'office de la Toussaint (N-D, 1983)… – tout cela parfaitement inédit. Les bandes proviennent de l'Ina et de l'inépuisable Fonds Carbou, certaines ayant été rapportées par Cochereau de ses tournées. Signée Christophe Hénaut (Studio Art et Son), la remasterisation de l'ensemble est de toute beauté.
© Robert Château
 
 
J.S. Bach : Toccata en mineur, Notre-Dame de Paris, 13 octobre 1968 – Fonds Carbou – inédit
 

Classique et baroque y sont représentés, pas seulement Bach (Couperin, Julien), et plus d'un sera surpris – sens du toucher, agogique, phrasé, manière de registrer. De même la musique française du XIXe siècle (jusqu'à Messiaen et Jehan Alain : Litanies, N-D, 1970), dont divers Franck, également ceux captés en 1958 pour le label américain Omega : gravures mythiques… connues de presque personne. L'orchestre est lui aussi bien présent : Concerto-Improvisation d'Yves de la Casinière (la section Improvisation est déjà du pur Cochereau, 1955), Concertos de Haendel (Salle Gaveau, Fernand Oubradous, 1955 et 1961, dont le Concerto grosso op. 3 n°6 avec Cochereau au clavecin !), d'autres de Vivaldi, Corrette et Albinoni, Symphonie n°3 de Saint-Saëns (Palais des Fêtes de Strasbourg, 1965, Paul Paray), Concerto de Mario Vittoria, Concerto « Pax in nomine Domini » de Roger Calmel (création, Béziers, 1969), Concerto de Poulenc à Saint-Étienne-du-Mont, dirigé en 1974 par son fils Jean-Marc Cochereau, qui ailleurs propose une version orgue et orchestre d'Ad nos de Liszt (Jacques Charpentier dirige l'Orchestre du Capitole de Toulouse à Montréal d'Aude). Le trompette et orgue, avec l'ami Roger Delmotte, ne pouvait faire défaut : Stradella, Clark, Telemann, Purcell, jusqu'à Jean Rivier et Georges Delerue, juste reflet de l'importance de la musique partagée (3).
 
Sans oublier la voix de Pierre Cochereau, sa sobre éloquence et son humour, sa gravité et sa distance, sa franchise de ton, toujours élégante dans la formulation et pondérée : Radioscopie de Jacques Chancel (1976), suivie sur le CD 19 (le n°20 est le DVD Cochereau de 2004, avec en exergue cette citation de Dupré : « Un phénomène sans équivalent dans l'histoire de l'orgue contemporain ») du Choral final de la Passion selon saint Matthieu de Bach, le 4 mars 1984 à Notre-Dame. Le lendemain, Pierre Cochereau mourait à Lyon.
 
Aucun risque à proclamer que l'amateur trouvera là une mine absolument inouïe venant opportunément enrichir le portrait que l'on croyait à tort définitivement brossé de cet immense musicien. Le compte à rebours a commencé : comme pour le mirifique coffret Yvonne Lefébure (24 CD Solstice, 2016), un millier seulement de ce coffret Cochereau – Raretés et Inédits a été fabriqué : il n'y en aura pas pour tout le monde…
 
 
Michel Roubinet

(1Pierre Cochereau – L'Œuvre écrite : Symphonie ; Trois Variations sur un thème chromatique ; Micro Sonate en trio ; Thème et Variations sur « Ma jeunesse a une fin » ; Paraphrase de la Dédicace pour chœur, deux ensembles de cuivres et deux orgues, par Pierre Pincemaille et François Lombard aux grandes orgues de Roquevaire (en grande partie constituées de l'orgue personnel de Cochereau), CD Solstice 163, 1999.
 
(2) Concert d'ouverture, le jeudi 8 octobre, du Festival Toulouse les Orgues 2020
      toulouse-les-orgues.org/evenement/concert-douverture-les-organistes-de-notre-dame/
 
(3) La musique partagée, ce sont aussi les concerts dominicaux à Notre-Dame : Cochereau, recevant la terre entière, fit de sa tribune la plus ouverte qui soit au monde. Le Fonds Carbou renferme par centaines les témoignages des invités de Cochereau, ceux du dimanche mais aussi des concerts en soirée. Solstice s'apprête à publier, le 21 septembre 2020, des captations sur le vif de Jean Guillou à l'orgue de Pierre Cochereau : œuvres de Guillou par Guillou, puis dans un second temps de Bach.
 
 
Cochereau – Raretés et inédits (coffret 19 CD + DVD Solstice)
 
Sites internet :
 
https://www.solstice-music.com/fr/album/cochereau-raretes-et-inedits
 
Discographie Solstice de Pierre Cochereau
www.solstice-music.com/fr/interprete/pierre-cochereau
 
 
À lire :
 
Yvette Carbou : Cochereau – Témoignages, Éditions Aug. Zurfluh, 1999
 
Photo © 
Partager par emailImprimer

Derniers articles