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L’année 1715 en musique (1) – A l’Opéra

Louis XIV vieux

1515 ?  Marignan ! François 1er  devient roi et la réputation de son chantre, Jean Mouton, s’étend en Italie… 1615 ? Louis XIII épouse Anne d’Autriche ; côté musique, le nombre des Violons du Roy est porté à vingt-quatre ; en Italie, Monteverdi compose le ballet représentatif Tirsi e Clori, tandis que son élève Heinrich Schütz devient maître de chapelle à Dresde.
 
...et en 1715 ? Mort du Roi-Soleil, Louis XIV.
 
Le roi, âgé de 77 ans, est rentré souffrant de la chasse. On diagnostique d’abord une sciatique mais c’est une gangrène sénile qui se manifeste bientôt. Le monarque s’alite le 25 août (jour de la Saint-Louis de France) : il ne quittera plus le lit. Mais, durant une semaine, il continue à suivre les affaires du royaume, prend le temps de faire plusieurs fois ses adieux à Madame de Maintenon (son épouse morganatique) ainsi qu’à la cour, et de prodiguer des conseils à son successeur désigné, son arrière-petit-fils, le futur Louis XV, âgé de cinq ans. Louis XIV décède le 1er  septembre au matin : c’est le début de la Régence, assurée par le neveu du roi, Philippe duc d’Orléans, jusqu’en 1722.
Quel est alors l’état des lieux musical en France et dans les pays voisins ?
 

Antoine Dauvergne

Antoine Dauvergne © DR

L’opéra en France

Le règne autocratique de Louis XIV, qui a duré 72 ans, s’est étendu aux arts, volontiers considérés comme outils de propagande et de représentation du régime. A la fondation de l’Académie française par le cardinal de Richelieu en 1635 a fait écho celle de l’Académie royale de musique et de danse par Colbert en 1669 : cette Académie est seule habilitée à produire des spectacles « en musique et en vers français », toute autre entreprise devant obtenir son autorisation pour faire de même.
 
A partir de 1672, le privilège de l’Académie est concédé à Jean-Baptiste Lully : c’est pourquoi jusqu’en 1687, année de la mort de Lully, seuls les opéras de ce dernier, « Surintendant de la musique royale », seront représentés en France. En compagnie de son librettiste, Philippe Quinault, Lully a fondé un genre typiquement français, la « tragédie lyrique », unique type d’opéra apte à concurrencer le genre italien alors répandu dans toute l’Europe, à la fin du XVII° siècle.
La tragédie lyrique - spectacle dont chacun des cinq actes et prologue s’orne d’un « divertissement » chanté et dansé, le reste de l’œuvre étant surtout dévolu au récitatif, entrecoupé de « petits airs » - survit à Lully, tout comme l’Académie royale. Mais, après la mort de Louis XIV, cette hégémonie tend à se fissurer…
Durant les dernières années de sa vie, le Roi-Soleil, influencé par la sévère Madame de Maintenon - qui « tenait pour honteux d’assister à un opéra quand on avait (plus de) quarante ans et qu’on était chrétien »(1) -, ne manifeste plus pour la scène l’enthousiasme qui a été le sien. Réfugié à Versailles, il ne préside plus aux créations parisiennes et les ouvrages lyriques ne lui sont dès lors présentés que sous formes d’extraits, ou sans aucun décor (le théâtre royal de Versailles que nous connaissons ne sera construit qu’en 1770, sur ordre de Louis XV).
D’ailleurs, après la disparition de Lully, l’Académie royale, alors installée au Palais royal, tend à péricliter : sauf exceptions (Alcyone de Marais en 1706, Callirhoé de Destouches en 1712), les tragédies lyriques ne font plus recette. Il faudra attendre l’avènement de Rameau, en 1733 (Hippolyte et Aricie) pour que le genre connaisse un regain de popularité.
La superbe Académie descend de son piédestal – par degrés : elle s’ouvre d’abord à un répertoire différent, notamment celui de l’opéra-ballet, « inventé » par Pascal Colasse à partir d’extraits de Lully (Les Saisons, 1695) et vite illustré par André Campra (L’Europe galante, 1697 ; Les Festes vénitiennes, 1710) et Jean-Joseph Mouret (triomphe des Fêtes de Thalie en 1714). Ensuite, elle concède à des entrepreneurs privés le droit d’ouvrir, en province, des salles conçues sur son modèle : c’est ainsi que, dès la fin du XVII°, des opéras sous privilège s’ouvrent à Marseille (Campra le dirige en 1714/15), Lyon, Grenoble, Bordeaux, Lille, Rouen, etc.

 
Naissance de l’Opéra-comique

Enfin, le 26 décembre 1714, l’Opéra-comique, né de l’association de deux troupes foraines, reçoit l’autorisation de créer des spectacles mi-chantés, mi-parlés. Le premier « opéra-comique » ainsi qualifié est un Télémaque sur paroles de René Lesage (parodiant la tragédie lyrique de même titre de Destouches), créé sur la scène de la Foire Saint-Germain le 3 février 1715. La musique en est composée de chansons, rengaines, vaudevilles à la mode, ou de pastiches de morceaux classiques dotés de nouveaux vers.
Le succès sanctionne la création d’un genre qui, à ses débuts, connaît de nombreux déboires - la Comédie-française lui interdisant l’usage de la déclamation, l’Académie de Musique limitant le nombre de ses musiciens ou exigeant des redevances exorbitantes au nom de son privilège, la Comédie italienne (avec qui le Comique fusionnera en 1762) lui faisant concurrence…
La première salle couverte du Comique ne naît qu’en 1731 à la Foire Saint-Germain (la première Salle Favart n’est, elle, érigée qu’en 1783) et ce n’est qu’en 1753 que voit le jour le premier opéra comique à la partition entièrement originale (Les Troqueurs de Dauvergne).
Notons que Rameau, encore lui, fit ses premières armes scéniques dans ce genre forain, écrivant la musique de plusieurs pièces du libertaire Alexis Piron (L’Endriague en 1723 ; L’Enrôlement d’Arlequin en 1726).
 

Alessandro Scarlatti

Alessandro Scarlatti © DR
 
L’opéra en Italie, en Allemagne…

En Italie, patrie de naissance de l’opéra, la figure dominante est encore celle d’Alessandro Scarlatti - alors âgé de cinquante-cinq ans -, qui donne successivement à Naples Il Tigrane (exhumé à Nice par Gilbert Bezzina en 2012) et Carlo, re d’Allemagna (enregistré par Fabio Biondi en 2013). Deux partitions complexes sur des livrets de Lalli et Silvani, qui intègrent encore à la liste des personnages les rôles bouffes assurant les entractes – mais ceux-ci vont bientôt disparaître, au gré des nouveaux canons imposés par l’ « opéra séria ».
A Rome, Domenico Scarlatti, le fils du précédent, donne un Ambleto (Hamlet, oui) sur un texte du (futur réformateur) Apostolo Zeno, un « opéra sérieux » dont l’intermède n’est autre que la célèbre et scandaleuse Dirindina (mettant en scène un maître de chant et un castrat se disputant les charmes d’une fausse oie blanche).
Enfin, à Venise, Antonio Vivaldi (trente-sept ans) vient tout juste de se lancer dans la carrière lyrique avec Ottone in villa (1713), Orlando finto pazzo et la première des trois versions de son Orlando furioso (1714), assumant dans la foulée la « direction artistique » du théâtre Sant’Angelo.
 

Johann Joseph Fux

Johann Joseph Fux © DR
 
Ailleurs en Europe, le modèle italien prédomine encore mais sous des atours divers.
La Vienne impériale se donne certes pour maître de chapelle l’Autrichien Johann Joseph Fux, mais c’est pour lui adjoindre aussitôt comme « assistant » l’Italien Antonio Caldara, qui mettra en musique la plupart des livrets écrits pour cette cour par… Zeno, à partir de 1718. L’œuvre la plus marquante de Fux, en cette même année 1715, est d’ailleurs un opéra-sérénade en italien, le ravissant Orfeo ed Euridice (livret de Pietro Pariati), autrefois donné en concert par Charles Medlam puis Antonio Florio, et dont on attend avec impatience un enregistrement ! Au lyrisme ultramontain, Fux, compositeur trop mésestimé, adjoint son légendaire sens du contrepoint et surtout une science de l’instrumentation qui anticipe sur Telemann et Rameau.
Même constat du côté de l’Opéra du Marché aux oies de Hambourg - le tout premier opéra public d’Allemagne, fondé en 1678 -, où en 1715 paraît la féroce Fredegunda de Reinhard Keiser (enregistrée par Christoph Hammer en 2007), immense succès qui restera vingt ans au répertoire : livret original de Silvani mais traduit en allemand (à l’exception de quelques airs restés en italien), découpe « à la française » en cinq actes, orchestration bariolée, inventivité des formes -  l’Allemagne joue la carte du mélange baroque !
 
… et en Angleterre
 
Mais l’œuvre qui fond le plus heureusement les styles italien, français et allemand naît… en Angleterre, sous la plume du Saxon George Frederic Haendel (âgé de trente ans), qui s’y est installé depuis quatre ans.
Amadigi (25 mai 1715, King’s Theatre de Londres), son huitième ouvrage lyrique conservé, peut sans conteste être qualifié de chef-d’œuvre, grâce à la qualité de son inspiration mélodique comme à la puissante caractérisation de ses personnages (qui, fait unique dans la production haendélienne, ne sont qu’au nombre de quatre, auxquels s’ajoute un bref rôle de « génie ex machina »).
Inspiré d’Amadis de Grèce, tragédie lyrique de Destouches et Houdar de La Motte (1699), le livret, traduit en italien, refondu en trois actes et considérablement élagué, relève du genre de l’ « opéra magique », que Haendel va délaisser peu après (au profit du genre séria), pour n’y revenir qu’avec Alcina, en 1735. Il conte les amours du preux Amadis avec la belle Oriane, traversées par la jalousie de la magicienne Mélisse et du prince Dardanus.

 

Haendel © DR

Composé pour le castrat Nicolini (déjà protagoniste de Tigrane), le rôle d’Amadis dose parfaitement virtuosité transcendante (« Sento la gioia ») et goût pré-romantique de la nature (« Susurrate onde vezzose »), tandis que Mélisse, confiée à la soprano Pilotti, fait alterner lamenti (« Ah spietato ! ») et invocations infernales (« Destero dall’empia Dite », avec trompette). Les deux autres rôles sont loin de démériter, la palme de l’air le plus célèbre revenant à la poignante sarabande « Pena tiranna », avec contrechant de basson, réservée à Dardanus (créé par la contralto Diana Vico). On note d’ailleurs l’abondance des rythmes de danses « françaises », des « symphonies » richement instrumentées, accompagnant de somptueux effets de scène, ainsi qu’un dénouement particulièrement dramatique : après avoir invoqué le fantôme de Dardanus, occis en duel par Amadis, la sorcière Mélisse préfère se suicider que d’assister au triomphe des deux amants !
En somme, une œuvre forte, condensée et extrêmement originale qui marque l’apogée de la carrière de Haendel avant la fondation de la fameuse Royal Academy of Music (conçue sur le modèle de l’Académie de Louis XIV, mais à partir de fonds privés).
 
Olivier Rouvière

 
(1)  In Jérôme de La Gorce, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, Desjonquères, Paris, 1992.

Photos © DR

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