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La IIIe de Mahler chorégraphiée par John Neumeier à la Bastille - L’immersion - Compte-rendu

La IIIe Symphonie de Mahler est une monumentale fresque intérieure, hymne nietzschéen à l’homme et à la nature. Pourtant John Neumeier a osé la traduire dans son propre langage chorégraphique, sans jamais friser l’anecdotique ou le copier-coller note et pas. Il s’est complètement coulé dans l’univers de Mahler en une exploration dont la complexité autant que l’évidence laissent comme écrasé, perdu au sein d’une trajectoire vertigineuse. Exploration qu’il allait d’ailleurs poursuivre jusqu’à ce jour avec la quasi-totalité des Symphonies. En 1975, la création de l’œuvre fut un choc, car à l’époque, malgré des tentatives réussies de Béjart et MacMillan, il n’était guère habituel de se fondre aussi intimement dans une partition, lorsque le thème exploité ne comporte aucune histoire, juste une trame. Quant à Mahler, il semblait aux antipodes de l’univers chorégraphique, même si le succès du film de Visconti Mort à Venise en avait fait un compositeur populaire.

Près de quarante ans après, alors que l’œuvre demeure l’une des cartes de visite du Ballet de Hambourg, on est bouleversé par la savante déclinaison des ensembles et des soli, par la force novatrice des échafaudages gestuels, et par le lyrisme intense avec lequel les danseurs s’unissent, se croisent, se heurtent, se frôlent et courent chacun vers un avenir incertain, tandis que le héros, figure anonyme, est traversé par ce flot d’émotions qui sont le cycle de la vie. Jusqu’au sublime final, où passe un ange : image presque suffocante d’intensité lorsque Mahler déclenche ses coups de glas, frappés par un destin immuable, et que le héros balance le corps fragile qu’il tient entre ses bras comme un battement de cloche. Sublime pas de trois aussi, pour le IVe mouvement, Nuit, sorte de rituel de deuil que Neumeier conçut en hommage à John Cranko, son maître au Ballet de Stuttgart, lequel venait de mourir brutalement.

Reste que les danseurs de l’Opéra n’ont pas la fibre mahlérienne, ni la puissance contenue que requiert ici la complexe gestique de Neumeier, chargée d’une spiritualité et d’une tension aussi profondes que celles portées par la musique. Alors qu’ils interprètent idéalement les ballets plus finement psychologiques du chorégraphe, comme Sylvia, la Dame aux Camélias et l’exquis Yondering. Entrée au répertoire de l’Opéra au prix d’un très lourd travail de  « mise à taille » de leur style, la IIIe de Mahler-Neumeier y reste encore sur l’écume des flots, comme si cette dialectique germanique était trop lourde pour les danseurs français, si à l’aise dans Robbins et Balanchine, dans la violence froide et gymnique d’un Forsythe, ou dans le déchaînement animal d’une Pina Bausch.

On n’en goûte pas moins la beauté de leur technique et de leur placé, la sûreté de leurs enchaînements, en appréciant de-ci de-là quelques personnalités marquantes, ainsi d’Alessio Carbone, premier danseur qui a l’aura d’une étoile et une ampleur de bras prométhéenne, et de Nolwenn Daniel, doucement lumineuse dans l’Eté. Sans parler d’Isabelle Ciaravola, dont l’incroyable silhouette, les fabuleux dégagés de jambe, les cous-de pieds inouïs, les plus beaux qu’on ait sans doute jamais vus à l’Opéra, font passer un frisson dans le public. On sait combien John Neumeier vit en elle une étoile. Ce qui advint heureusement en 2009. Mais un peu trop tard. Bientôt, cette fée, atteinte par la limite d’âge, devra poser ses chaussons d’étoile tant mérités. Ici, son éclat touche comme une baguette ses beaux partenaires, Bullion, Paquette, Heymann, qui paraissent enfin habités. Dommage qu’elle n’intervienne qu’aux IVe et Ve mouvements. Et dommage que la Symphonie n’en comporte pas quelques-uns de plus ! Encore que l’Orchestre de l’Opéra dirigé par Simon Hewett, un habitué de Hambourg et de l’œuvre de Neumeier, ait manifesté quelque faiblesse, notamment au niveau des cors. Il lui a fallu, comme aux danseurs, un certain temps d’adaptation pour assumer les longueurs mahlériennes. Le 1er mouvement en a durement porté les stigmates !

Jacqueline Thuilleux

IIIe Symphonie de Gustav Mahler/ John Neumeier - Paris, Opéra Bastille, 9 avril, prochaines représentations les 16, 18, 19, 22, 24, 27, 30 avril, 4, 6 et 12 mai 2013

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Photo : Opéra de Paris / Stéphane Bullion - Eléonora Abbagnato
 

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