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La Femme sans ombre au Festival de Verbier – Choc des voix, poids des notes – Compte-rendu

Commencée avant la première guerre mondiale, mais créée ensuite, en 1919, La Femme sans ombre porte le poids des années noires qui s’écoulaient, tandis que Richard Strauss et son habituel complice Hofmannsthal tricotaient cet étrange mélange, l’un des plus extraordinaires de la production du compositeur et assurément de toute l’histoire de la musique. Navigant entre le monde féerique et celui des humains, à la fois tragique, poétique, et surtout totalement déjantée, on sait que l’œuvre, qui demande des voix phénoménales, a longtemps passé pour difficilement présentable, parce qu’absconse et trop touffue, symbolique sans être symboliste. Puis le sort funeste s’est dissipé, à l’Opéra de Paris grâce à Bernard Lefort en 1972, et depuis un peu partout, notamment au Mariinsky, où Valery Gergiev (photo), passionné de musique allemande dans ce qu’elle a de plus consistant, l’a présentée en 2011, dans une mise en scène faisant alterner le kitsch russifiant et la plus minable condition humaine.
 
A Verbier, où il était à l’œuvre, dirigeant l’Orchestre du Festival, dans une forme historique, Gergiev a une nouvelle fois montré son talent de sorcier, surtout si l’on songe qu’il n’y eut qu’une répétition, le maestro navigant entre Bayreuth et le reste : raffinant tel un chambriste ou faisant flamboyer les cimes inouïes de cette aventure musicale démente par la complexité de son écriture, la chatoiement de ses sonorités, la violence de ses conflits, l’étrangeté de son propos. Sans brutalité même dans les plus grands envols ou crescendi, et avec le vent de folie qui doit y souffler pour que la massivité de l’opéra laisse passer quelques moments de respiration plus humaine. Entre terre et ciel, en regrettant seulement quelques effets de mauvais goût dûs à une fin ampoulée et un peu béate : « faites des enfants, faites des enfants ... ». Sans doute ne devait il plus en rester beaucoup après les boucheries de 14-18.
 

© Diane Deschenaux

Partout l’obsession de la solitude, de l’incommunicabilité, allant jusqu’à des paroxysmes incarnés par l’hystérie de la nourrice, le désespoir de la teinturière. Et merveille, dans cette programmation qui semblait avoir joué de malheur puisque trois des interprètes majeurs s’étaient fait porter pâles – rien moins que Nina Stemme et Mathias Goerne notamment-, ce sont les deux personnages les plus attachants qui étaient ici le mieux incarnés : Barak par le grand Suédois John Lundgren, tendre et touchant même si son physique de guerrier le fait plus ressembler à quelque héros wagnérien – on sait qu’il est l’un des grands Wotan du moment – qu’à un modeste bonhomme, et la magnifique Emily Magee, brûlante et brûlée, voix d’or aux graves incroyables pour une soprano de cette envergure. Un vrai personnage qui vit son rôle et le fait progresser avec une intensité bouleversante, même si confinée dans le minuscule espace que l’énormité de l’orchestre laissait aux solistes. Son « je ne veux pas », arraché des entrailles et qui fait basculer l’opéra, était stupéfiant.

 
On a aussi apprécié la vaillance de Miina Liisa Värelä, remplaçant au débotté Nina Stemme dans le rôle énorme et peu sympathique de la femme de Barak, criarde, geignarde, condensé de tourments et de désirs refoulés ou trop avoués, vraie tornade de féminité déchaînée. Tandis qu’il vaut mieux oublier les problèmes vocaux de l’Empereur Gerhard Siegel, auquel le festival pouvait être reconnaissant car il remplaçait Brandon Jovanovic, lui aussi souffrant, et admettre que la bouche d’enfer d’Evelyne Herlitzius, malgré l’hystérie de son engagement dans le rôle furieux de la nourrice, ne laisse plus passer que des sons fatigués.
 
On a en revanche savouré la beauté claire, vibrante de la voix de baryton de Bogdan Baciu, idéal messager. Et apprécié la qualité des seconds rôles tenus avec la rigueur enthousiaste propre à l’Académie Lyrique de Verbier, qui réserve toujours de superbes surprises.
 
L’entente, la fusion de ces éléments disparates créaient une sorte de panorama bigarré, concordant parfaitement avec la folie de l’œuvre la plus étrange du paisible et ordonné bourgeois bavarois qu’était en apparence  Richard Strauss, à la régularité d’écriture exemplaire et aux créations déchaînées, « aux yeux de voyant » dans un masque débonnaire, écrirait plus tard Stephan Zweig, son autre complice après la mort de Hofmannsthal. Par moments, on a même cru percevoir sous la baguette intensément lyrique du chef, quelques échos des Gurrelieder, écrits quelques années auparavant et sonnant comme des vestiges d’un monde en train de s’écrouler. Schoenberg, lui, allait en créer un autre, tandis que Strauss s’enferrerait jusqu’au bout dans les méandres d’une Europe germanique en décomposition.
 
Jacqueline Thuilleux

Strauss : La Femme sans ombre – Verbier, Salle des Combins, 22 juillet 2019. Festival de Verbier, jusqu’au 3 août 2019 // www.verbierfestival.com
 
Photo © Diane Deschenaux

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