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Jubilé de Notre-Dame de Paris - Le triomphe de Campra & Charpentier - Compte-rendu

Quelle musique ! Et plus encore à Notre-Dame, où André Campra (1660-1744) fut brièvement maître de musique (1694-1700), haut lieu par excellence des célébrations nationales et autres Te Deum de victoire. C'est peu dire, sans arrière-pensée chauvine ou de nationalisme musical, que cette soirée fut un extraordinaire hommage à l'esprit français le plus éloquent qui soit. Avec à chaque écoute ce raccourci saisissant, souvent souligné par les commentateurs, tenant aux saveurs littéralement fauréennes – celles précisément du Requiem de Fauré – des troublantes mesures d'introduction du Requiem de Campra, tant dans l'harmonie que les couleurs orchestrales et vocales. Anticipation fugitive – presque un mirage – et permanence de l'esprit français, pour une intuitive et vertigineuse mise en condition. Pour ce qui est de la datation de ce Requiem, l'énigme demeure. Certains le disent tardif (entre 1732 et 1742), d'autres proche du tournant du siècle et peut-être même en partie de la plume de Jean Gilles (1669-1705), condisciple de Campra à la cathédrale d'Aix-en-Provence et auteur de l'autre Requiem du Grand Siècle. Toujours est-il que la cohérence de l'œuvre est aussi admirable qu'indéniable. Mystères de la création.

Cet esprit foncièrement français de la musique fut d'emblée rehaussé par une prononciation gallicane souple et aux accents tempérés. La comparaison entre la célèbre gravure de John Eliot Gardiner (1979), longtemps l'une des versions de référence, et ce que l'on entendit à Notre-Dame l'autre soir est édifiante – par exemple le simple mot luceat (« et lux perpetua luceat eis » de l'Introït – « et que la lumière éternelle brille sur eux »). Il suffit d'essayer de prononcer ce mot des deux manières : à l'italienne (comme chez Gardiner), avec un puissant accent sur la première syllabe, c'est une explosion de ferveur toute en rebond ; à la française, u et non ou, c au lieu de tch, c'est un jaillissement de joie infiniment plus nuancé, délicat mais puissant, intériorisé et pourtant affirmé. D'une incidence fondamentale sur le climat des œuvres, l'impact de la prononciation ne peut qu'orienter au plus profond l'interprétation – et par la langue, déjà, l'esprit français rayonnait.

La Maîtrise Notre-Dame de Paris (chœur d'adultes et quelques membres du Jeune Ensemble ce 11 juin) continue, sous la férule de Lionel Sow (photo), d'affirmer une vraie polyvalence : des Vêpres de Monteverdi avant Noël à La Création de Haydn puis La Vierge de Massenet au printemps – ici le siècle de Louis XIV, en attendant plusieurs créations à l'automne. Si le Requiem de Campra est une reprise (il avait ouvert la saison 2010-2011), « le » Te Deum H.146 de Marc-Antoine Charpentier (c.1643-1704), composé au début des années 1690 et donné en seconde partie de concert, entre au répertoire de la Maîtrise. D'une aisance reflétant une connaissance intime de ces chefs-d'œuvre, musicalement et corporellement intégrée, Lionel Sow les dirigea (par cœur) en authentique maître de ballet, attentif au texte musical et poétique non moins qu'à la gestuelle des instrumentistes – l'orchestre étant pour la circonstance constitué de musiciens œuvrant habituellement au sein des plus fameuses formations de musique ancienne, avec notamment un lumineux pupitre de premiers violons entièrement féminin. À l'orgue positif : Yves Castagnet, personnage clé de la musique vocale et instrumentale à la cathédrale ; au clavecin, pour ainsi dire en guest star, Olivier Houette, titulaire de l'illustre Clicquot de Poitiers et du Kern de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux à Paris (davantage, de son propre aveu, pour stimuler rythmiquement ses collègues musiciens que dans l'espoir d'être réellement entendu de la nef). Si la ferveur, la joie de vivre – pour un Requiem – du fait d'une attente de la mort dépourvue d'angoisse, mais aussi le caractère dansant et lyrique de l'œuvre furent aussi merveilleusement restitués, cela tient avant tout à l'atmosphère étonnamment empathique et bienveillante que le chef semble créer instantanément sur son plateau, et ce bonheur de la musique partagée au plus haut niveau se lit sur les visages des musiciens. Chef de chœur et directeur artistique de la Maîtrise, Lionel Sow est lui-même d'abord violoniste (premier prix au CNR de Paris en 1996), double formation expliquant aussi la cohésion qu'il parvient à créer entre voix et instruments.

Comme à son habitude, et sur des tempos enlevés, Lionel Sow joua magnifiquement des contrastes d'intensité, dynamisant le moindre affect tout en restituant à Campra et à Charpentier leur dimension d'hommes de théâtre – et de théâtre sacré. Si les solistes vocaux féminins – Julia Gaudin, Eugénie de Padirac et Isabelle Savigny – étaient issues du chœur, le trio de solistes masculins, dominant dans ces œuvres, était extérieur à la Maîtrise. Il faut reconnaître que rarement la caractérisation vocale de chacun aura été aussi exceptionnellement et fructueusement contrastée : Robert Getchell, indiqué « taille » et en fait haute-contre à la française, à l'aigu cuivré et sonore, d'une projection toute d'aisance ; Sébastien Obrecht, autre « taille », ténor au timbre solaire doué d'une technique d'ornementation superbement stylée ; enfin la basse Alain Buet, grand habitué des concerts de Notre-Dame, dans une forme tout aussi rayonnante – et particulièrement émouvant dans le récit Lux aeterna luceat eis (Post-Communion), à la fin du Requiem de Campra. Les moments de grâce furent légion tout au long de cette soirée, ainsi dans le Te Deum le fameux Prélude, sur un tempo inouï : splendide prestation des trois trompettes naturelles et timbales dans toutes les sections d'apparat !, suggérant une flamboyante charge de cavalerie royale ; mais aussi, au cœur de l'ouvrage, le Te ergo quaesumus chanté par la toute jeune Solène Laurent, au chant très touchant et pur – le regard émerveillé et attendri d'Hélène Houzel, premier violon ! ; également la vive harmonie des trois solistes de la Maîtrise – deux sopranos et la basse Jean-Christophe Lanièce – dans le Dignare, Domine, avec le soutien virevoltant de deux violons solos.

Devant un tel enchantement, la réaction du public fut tout simplement triomphale : triomphe mille fois mérité. Le bis – section en fanfare du Te Deum – donné portes ouvertes, la musique retentissant jusque sur le parvis, dut donner bien des regrets, de l'autre côté du grand portail, aux touristes et passants – que l'on imagine aisément sidérés par ce puissant écho du Grand Siècle.

Paris, Notre-Dame, 11 juin 2013

Sites Internet :

Musique Sacrée à Notre-Dame de Paris / Requiem de Campra et Te Deum de Charpentier
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/spip.php?article268

Lionel Sow
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/spip.php?article71

Maîtrise Notre-Dame de Paris
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/spip.php?rubrique4

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Photo : DR
 

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