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Entre théâtre et opéra - Une interview de Ludovic Lagarde, metteur en scène
Depuis plus de vingt ans, Ludovic Lagarde alterne projets théâtraux et lyriques, mêlant avec le même appétit les grands textes fondateurs, les opéras du répertoire et la création contemporaine. Après le Roméo et Juliette de Dusapin en 2008, on le retrouve à l'Opéra Comique avec Il segreto du Susanna de Wolf-Ferrari et La Voix humaine de Poulenc. Un spectacle conçu pour la cantratrice Anna Caterina Antonacci, à découvrir jusqu’au 29 mars sous la baguette de Pascal Rophé.
Après un cycle Büchner au Théâtre de la Ville, vous présentez à l'Opéra Comique un diptyque Wolf-Ferrari/Poulenc : comment s'est effectué ce couplage de deux courtes œuvres, l'une en italien Il segreto di Susanna et la seconde en français La Voix humaine ?
Ludovic Lagarde : Je n'en suis pas à l'origine. J'ai des liens avec l'Opéra Comique depuis Roméo et Juliette de Dusapin et je souhaitais vivement y revenir. Sachant qu’Anna Caterina Antonacci serait l’héroïne de La Voix humaine, nous avons cherché un complément et l’idée du Segreto di Susanna s’est assez rapidement imposée.
Ce diptyque raconte deux histoires de couple, l'une qui parle de jalousie, l'autre de rupture. Le fait qu'il soit interprété par la même cantatrice sous-entend-il que la seconde est la conséquence de la première ?
L. L. : J'ai voulu montrer deux époques de la vie de couple, premièrement avec ce petit vaudeville cruel, mais qui s'inscrit dans une période heureuse du couple, la jalousie, le désir contrarié appartenant à la vie turbulente, mais « désirante » du couple, puis vient l'heure de la séparation, de la douleur, symbolisée par l'appartement vide.
Avez-vous cherché à traiter ce spectacle dans un décor unique, ou au contraire à différencier les lieux et les époques où ces intrigues se déroulent ?
L. L. : La première partie se situe dans une partie de l'appartement que l'on découvrira dans La Voix humaine ; il y a donc un lien scénographique entre les deux. Au départ l'appartement est rempli de couleurs, de désirs, puis il se vide. J'ai repris la convention de l'utilisation de l'espace propre au vaudeville, mais au lieu d'un grand salon bourgeois où les portes claquent, il s'agit plutôt d'une antichambre, avec des accès aux différentes pièces, qui se révélera être celle qui conduit à l'appartement où l'héroïne sera seule par la suite avec son téléphone.
Comment va se faire le passage de la langue italienne à la langue française, cela ne va-t-il pas rompre l'unité recherchée ?
L. L. : Nous y avons pensé en effet ! Il y a un rapport étrange entre la France et l'Italie dans ce spectacle. Une œuvre italienne face à une œuvre française, une cantatrice italienne qui travaille souvent en France, fréquente le répertoire français et parle parfaitement la langue. La Voix humaine fait partie de la grande tradition française grâce à Cocteau puis à Poulenc. Je l’ai pour ma part découverte grâce au film Amore de Rosselini, avec Anna Magnani, une pièce interprétée d'ailleurs en italien par de grandes chanteuses ; je vois là une circulation entre les pays tout à fait intéressante. Il segreto di Susanna est construit comme un Mozart compressé, un vaudeville, qui est un art très français et là en italien ; c'est très curieux, nous sommes projetés dans une comédie italienne qui nous éloigne du vaudeville initial.
Anna Caterina Antonacci est habituée à chanter l'opéra et de se retrouver seule au centre d’un spectacle conçu autour d'elle comme Era la notte et Altre stelle : est-ce un atout pour l'intégrer dans l'univers que vous avez choisi de créer autour de sa personnalité ?
L. L. : Je ne sais pas si ces deux facettes comptent tant que cela ; j'ai un grand plaisir à travailler avec celle car c'est une grande interprète, doublée d'une formidable musicienne et une vraie comédienne, qui a comprend très vite, se prend en charge et sait être autonome ; une attitude que je ne retrouve que chez les acteurs de théâtre. Elle apprécie également l'attention que j'ai envers elle.
A la différence du théâtre où vous êtes face au texte et au comédien, à l'opéra vient s'ajouter un élément supplémentaire de taille : la musique - et le chef qui lui aussi a forcément quelque chose à faire dire à la partition. Comment se combinent tous ces points de vue pour accéder à l'harmonie ?
L. L. : J'ai rarement de problème avec les chefs et ce depuis mes débuts. Ici, sur La Voix humaine qui est du théâtre chanté, la question des silences est capitale ; il y a ce que Poulenc indique et la question de leur durée qui doit être discutée par le chef, l’interprète et le metteur en scène. Jusqu'où peut-on étirer le temps sans compromettre l'équilibre et faire comprendre qu'elle n'est pas seule au bout du fil ? J'aurais parfois aimé aller plus loin, mais nous avons trouvé des compromis pour accorder nos volontés.
Lorsque vous mettez en scène une pièce aussi fameuse que La Voix humaine, vous intéressez-vous à ce que d'autres metteurs en scène en ont fait, je pense à Alain Françon avec Gwyneth Jones au Châtelet en 1989, à André Heller avec Jessye Norman au Châtelet en 2002, ou à Laurent Pelly avec Felicity Lott à Lyon en 2007.
L. L. : Je le fais rarement tout en sachant que cela est nécessaire. J'ai revu le film de Rosselini et Anna Caterina m'a conseillé de regarder la version avec Ingrid Bergman, réalisée après celle de Magnani pour la télé américaine, et cela a été un déclencheur. J'avais de vagues souvenirs de Simone Signoret à la radio et Alain Françon qui vient de créer à la Comédie de Reims (1) une pièce d'Ibsen, m'a parlé de son travail avec Jones, du décor signé Kokkos, c'est amusant. J'ai également parlé avec Ivo van Hove qui vient de mettre en scène la pièce de Cocteau à Amsterdam, ce qui m'a surpris venant de lui, et Thomas Ostermeier que je connais depuis longtemps m'a avoué qu'il voulait la monter aussi ; il est intéressant d'assister au retour de ce texte qui parle de la solitude, du téléphone à l'heure des médias modernes qui produisent eux aussi une grande détresse.
Vous souvenez-vous de quelle manière l'art lyrique est entré dans votre vie ?
L. L. : Oui très bien, car mon père écoutait énormément d'opéra et j’ai un souvenir ému de L'Enlèvement au Sérail de Mozart réglé par Giorgio Strehler à Garnier. Plus tard Christophe Rousset est venu voir Le cercle de craie caucasien et m'a proposé de mettre en scène Cadmus et Hermione à Ambronay ; je lui ai dit que je ne connaissais rien et il m'a répondu qu'il m'apprendrait. Magnifique souvenir.
On constate un certain parallélisme dans vos choix au théâtre et à l'opéra : un mélange de tradition et de modernité. Shakespeare et Tchekhov cohabitent avec Sarah Kane et Olivier Cadiot pour l'un, Lully, Charpentier avec Ivan Fedele et Pascal Dusapin pour l'autre. Est-ce pour pouvoir dialoguer avec vos contemporains que vous aimez collaborer avec les artistes vivants ?
L. L. : Oui, depuis le début j'alterne le répertoire et la création et bizarrement cela me convient ; l'un se nourrit de l'autre. Après la création je dois revenir à la tradition ; j'ai une chance énorme de pouvoir réaliser ces envies.
Vous n'avez pas encore mis en scène un opéra de Verdi, Strauss, Puccini, Bellini ou Massenet. Peut-on savoir pourquoi ? Et si cela était possible quel titre choisiriez-vous ?
L. L. : Bonne question, je me demande parfois de quelle manière j'aborderais un opéra de Verdi ? Qu'en ferais-je ? Wagner me fait peur, le répertoire du début du XXème, Jenufa, Wozzeck ou les ouvrages de Britten m'inspirent davantage ; il me semble que j'aurais des choses à dire avec cette modernité là. Et puis le Don Giovanni, tout le monde le fait, mais m'y atteler un jour avec une équipe appropriée demeure un de mes rêves.
Le fait que La Voix humaine ait été créée à l'Opéra Comique en février 1959 est-il ressenti par l'équipe comme quelque chose de symboliquement fort, d'angoissant ou d'anecdotique ?
L. L. : C'est étonnant … pas angoissant, émouvant je trouve, je suis entré dans le théâtre tout à l’heure et j'ai senti quelque chose de fort, même s'il faut relativiser. Toute une époque remonte, la fosse est toujours dans son jus, c'est touchant. Je n'ai cependant pas croisé Denise Duval....
Propos recueillis par François Lesueur, le 14 mars 2013
(1) que Ludovic Lagarde dirige depuis 2009
Wolf-Ferrari : Il segreto di Susanna
Poulenc : La Voix humaine
Du 17 au 29 mars 2013
Paris – Opéra Comique
www.opera-comique.com
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Photo : Guillaume Gellert
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