Journal
Élisabeth Jacquet de la Guerre par la Camerata Saint-Louis de Paris – Un convaincant "essai de restitution" – Compte-rendu
Cadre historiquement et esthétiquement idéal pour découvrir une œuvre d’Élisabeth Jacquet de la Guerre que l’église Saint-Louis-en-l’Île, dont la construction accompagna toute la vie de la musicienne. Cette dernière vit le jour en 1665, un an après la pose de la première pierre du chœur de la nouvelle église (autel béni en 1679), celle de la nef ne suivant qu’en 1702 ; l’église fut achevée et consacrée en 1726, trois ans avant la disparition de la compositrice. Son père puis son frère cadet, Jacques et Pierre Jacquet, en furent organistes – pas Élisabeth, bien entendu, une telle fonction étant impensable pour une femme. Ayant lui-même été organiste de Saint-Louis-en-l’Île, Georges Guillard s’est très tôt passionné pour cette musicienne, interprète admirée et créatrice féconde : clavier (suites pour clavecin), musique de chambre (sonates pour violon, à un & deux violons avec viole ou violoncelle obligé…), vocale (tragédie lyrique, cantates, airs). Si l’orgue ne pouvait lui être étranger, elle n’a rien laissé de spécifiquement destiné à l’instrument à tuyaux. Georges Guillard y a « remédié » en organisant un Livre d’Orgue (Éditions Delatour, 2004) d’après ses Pièces de clavecin de 1687 et de 1707 – « Disons-le tout net : ce Livre d’Orgue n’est pas vrai, mais il est vraisemblable. »
Georges Guillard a fait beaucoup plus fort, au prix d’un changement d’échelle considérable, en relevant un défi… insurmontable : « restituer », seulement par l’esprit, le Te Deum d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, « qu’elle fit exécuter en 1721, dans la chapelle du Louvre, pour la convalescence du roi Louis XV » [Titon du Tillet]. Le monarque avait alors onze ans. Cette œuvre tardive est aujourd’hui entièrement perdue, structure interne comprise. De ce paradoxal Te Deum admiré à Saint-Louis-en-l’Île, pas une note qui ne soit d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, pas une non plus qui provienne de l’œuvre évoquée.
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Pour mener à bien son « essai de restitution », Georges Guillard s’est glissé dans la trame d’une œuvre illustre, archétype du genre, donnée en première partie de concert, la Camerata Saint-Louis de Paris étant placée sous la direction de Léonard Ganvert (photo) (2), organiste, violoniste et chef au répertoire des plus éclectiques, de la musique ancienne à celle de notre temps en passant par le répertoire lyrique des XVIIIe et XIXe siècles : le Te Deum (1692) de Marc-Antoine Charpentier, œuvre somptueuse qui sous sa direction toute d’éloquence et de noble allant, de faconde et de ductilité, fit l’effet d’une apparition fulgurante, la rigoureuse alternance entre sections scandées d’apparat (tutti) et les inventives, dans leur distribution, interventions solistes plus intériorisées rythmant splendidement l’écoute.
S’en tenant au même et strict enchaînement de sections et mettant à profit sa connaissance de l’œuvre multiforme de la compositrice, Georges Guillard a puisé dans son catalogue des musiques à même de servir le texte et les intentions des différents moments du Te Deum. Ainsi propose-t-il sous le nom d’Élisabeth Jacquet de la Guerre, puisque tout est d’elle, une œuvre sensiblement différente, globalement plus intimiste – à l’image de sa direction, subtile, condensée et efficacement minimaliste – mais non moins saisissante, réservant les tutti avec trompettes naturelles et timbales au Prélude et Te Deum (Grand Chœur) et à la conclusion In te, Domine : la musique, pour ces deux extrêmes de l’œuvre ainsi « créée », provient de la tragédie lyrique Céphale et Procris, premier opéra composé en France par une femme (Théâtre du Palais-Royal, 1694), sans connaître, peut-être aussi pour cette raison, le succès escompté.
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Le Sanctus puis les sections Tu Rex gloriae, Aeterna fac, Dignare et Miserere puisent leur musique dans quatre des nombreuses Cantates spirituelles d’Élisabeth Jacquet de la Guerre sur des textes d’Antoine Houdar de La Motte : Le Déluge, Adam, Le temple rebasti, Jephté – soit, respectivement : chœur à quatre voix et basse continue, air de ténor avec violon solo et b.c., air de ténor avec deux violons et b.c., air de soprano avec violon ou flûte et b.c., enfin duo de sopranos avec deux flûtes à bec et b.c. Les autres sections empruntent à des œuvres de musique de chambre : Tibi omnes caeli (taille solo et b.c.) à la Suonata IV à deux violons ; Te per orbem terrarum (soprano, cordes et b.c.) à une Sonate en fa ; le très impressionnant Judex crederis (formidable duo de basses) à la Sonata Quarta. Tant le choix des pièces mises à contribution que leur attribution vocale et instrumentale dans ce contexte de Te Deum sont le fait assumé de Georges Guillard : le résultat est tout simplement confondant, non seulement de vraisemblance mais d’impact émotionnel et spirituel, la qualité de la réécriture instrumentale et vocale et la cohérence du tout comme de chacune de ses parties s’imposant tout au long de l’ouvrage (déjà donné en mai dernier, à Saint-Jean-de-Maurienne, sous la direction de Léonard Ganvert), ici superbement servi par des solistes engagés et rompus à un tel exercice : Marie-Cécile Brossard-Henry et Sophie Pattey, dessus ; Bertrand Dazin, haute-contre ; Benoît Porcherot, taille ; Jérôme Savelon, mais aussi Jean-François Gay et Bertrand Bontoux, basses.
Un livre non moins étonnant accompagne cette recréation-invention : Georges Guillard vient de publier à compte d’auteur, poursuivant sa restitution d’une personnalité musicale à la fois bien connue et mystérieuse, un vrai-faux Journal d’Élisabeth Jacquet de la Guerre (1665-1729) – de Versailles à Paris, musicienne et libre. « Cette femme d’exception, il fallait l’animer, la faire penser, la faire vivre. À cela, la nécessaire science musicologique ne suffit pas : la fiction d’une écriture romanesque s’imposait. Nous avons choisi la formule audacieuse d’un Journal tenu par Élisabeth Jacquet de la Guerre depuis son mariage en 1684 jusqu’à sa mort en 1729. » Richement documenté et illustré, rehaussé d’annexes inédites, écrit dans une langue aussi magnifique qu’ardente et concise, ce livre complète, par-delà le fait historique naturellement et scrupuleusement intégré, le portrait d’une femme et musicienne unique en son temps.
Michel Roubinet
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Paris, église Saint-Louis-en-l’Île, 17 novembre 2024
© S. J-G
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