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​ Boris Godounov selon Vasily Barkhatov à l’Opéra de Lyon – L’Empire du fake – Compte-rendu

 
Une armée de smombies accrochés à leurs cellulaires s’étage sur plusieurs niveaux. Une urne funéraire circule de main en main avant d’être jetée dans le vide ; des boyards en Hugo Boss l’auront auparavant renversée, indifférents. Sur ce champ de ruines contemporaines, une famille dysfonctionnelle : Féodor, autiste, des héritiers malmenés, un père, Boris, rongé par la culpabilité. Un pope, Pimène, manipule Grigori, faux prétendant au trône, en brandissant sa croix pectorale comme une arme d’hypnose. L’homme de Dieu n’écrit plus : il enregistre. Et c’est à partir d’un fake, d’un kompromat, que Chouïsky va piéger Boris, le poussant aux dernières extrémités afin de lui ravir le pouvoir.

 

 
Quand Machiavel rencontre Dante

 
Ce Boris 2025, imaginé par le metteur en scène russe Vasily Barkhatov, tend un miroir glaçant à notre époque. Comment ne pas se reconnaître dans ce peuple amorphe, mais admirablement chantant — chœurs et maîtrise de l’Opéra de Lyon, superbes comme toujours — que la surinformation a rendu aussi docile que les serfs analphabètes du XVIᵉ siècle ?
Le choix de la version de 1869, sans l’acte polonais que la convention des théâtres demandera à Moussorgski de rajouter, offre les sept tableaux originels de l’opus originel, concentrant ainsi la tension dramatique. C’est un opéra d’hommes, masculiniste au plus haut degré, sans amour ni conventions romantiques. Noirceur, crimes et remords tissent cette parabole politique où Machiavel rencontre Dante.
 
Rien de folklorique
 
Scénographiquement, l’intrigue, d’abord confuse, se resserre en un théâtre millimétré, peuplé d’images d’une puissance plastique rare : cette lignée de tsars morts symbolisée par les urnes funéraires dissimulées dans la bibliothèque de Pimène ; la théorie des cloches orthodoxes à laquelle s’ajoutera le corps pendu de Xenia ; le jardin d’enfants autistes servant d’appartement du Kremlin. Rien de folklorique : ni bulbes de Saint-Basile, ni guenilles, ni fourrures, ni trône — seulement un pitoyable escabeau pour figurer l’accession au pouvoir.
 
 

Vitali Alekseenok © alekseenok.com

Une direction ciselée
 
Le jeune chef Vitali Alekseenok, natif de Minsk, propose une lecture lyrique, presque graphique, de la partition brutaliste d’un Moussorgski encore vierge des retouches de Rimski-Korsakov et de Chostakovitch. D’une modernité souvent stravinskienne — écoutez la fureur des flûtes lors du couronnement ! — sa direction cisèle les masses chorales et accentue l’âpreté d’un plateau vocal d’une cohésion exemplaire.

 

 
Humanité shakespearienne
 
Au premier rang s’impose le Varlaam déchaîné de David Leigh : scène de beuverie d’anthologie et projection souveraine. Il est la seule véritable basse profonde d’une distribution dominée par des profils davantage barytons-basses : Maxim Kuzmin-Karavaev (Pimène) et Dmitry Ulyanov (photo, Boris) offrent des incarnations plus humaines que hiératiques. Pas de Boris Christoff, ni de Ghiaurov ou de Talvela ici, mais plutôt des Macbeth et des Boccanegra ; et ce que l’on perd en profondeur vocale se fait alors humanité shakespearienne.
Le Chouïsky de Sergey Polyakov, ténor joyeusement détestable, tranche par son ironie acérée. Le jeune contre-ténor Iurii Iushkevich bouleverse en Féodor, héritier désaxé du trône. Filipp Varik, Fol en Dieu, apporte sa note d’innocence et de dérision mystique.
Dans cet univers saturé de mâles aux profils imprésentables, les femmes n’ont que peu de place. La Nourrice de Dora Jana Klarić et la Xenia d’Eva Langeland Gjerde s’effacent presque aussitôt qu’elles apparaissent, tandis que l’aubergiste kolkhozienne de Jenny Anne Flory impose une présence savoureuse et désabusée.
 
Ce Boris Godounov sans pittoresque observe les dérives d’un monde vidé, mais sursaturé d’images. Pour qui découvrirait l’opéra pour la première fois, une vision aussi contemporaine pourra déconcerter ; mais l’expérience, à la fois théâtrale et musicale, finit par vaincre les réticences.
 
Vincent Borel

Moussorgski : Boris Godounov – Lyon, Opéra, 15 octobre ; prochaines représentations les 17 19, 21, 23 & 25 octobre 2025 // www.opera-lyon.com/fr/programmation/saison-2025-2026/opera/boris-godounov

Photo © Jean-Louis Fernandez

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