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All we love about Shakespeare par le Ballet de l’Opéra national du Rhin - Amours contrariées - Compte-rendu

Ivan Cavallari, qui a repris le Ballet de l’Opéra national du Rhin après le décès de Bertrand d’At, a bien des qualités : grâce à son inventivité, à son réseau de relations qui ne sont pas celles habituelles de l’hexagone, à son désir de sortir des modes, voilà qu’arrivent, après un période de flottement, de nouvelles impulsions, de nouveaux styles, venus souvent d’Allemagne mais aussi d’ailleurs. Italien, attaché à la Scala puis au Bolchoï mais aussi à Stuttgart, Cavallari a dirigé longtemps le West Australian Ballet, à Perth, ce qui lui a, à l’évidence, donné une liberté de choix que la France n’affiche pas toujours.
 
On n’y est donc pas inondé à longueur d’année d’anciens Kylian ou Forsythe, forcément sublimes, mais passés de mode et souvent trop difficiles pour une troupe qui se cherchait encore il y a peu. On a en revanche droit au magnifique Stephan Thoss - un superbe Sacre du Printemps récemment- au trop rare Uwe Scholz, trop vite disparu, et on a vu renaître un ballet oublié, La Strada, qui fut une délicieuse surprise. Aujourd’hui, on voit s’implanter dans l’arène rhénane l’Anglais Douglas Lee, qui s’est forgé une riche expérience au Ballet de Stuttgart et au New City Ballet et le Portugais Rui Lopes Graça, dont on acclama ici, en 2012, un très joli Don Quichotte. Et au sein de ce nouveau spectacle, retour sur le passé de la compagnie avec Bertrand d’At, ancien grand de Béjart et qui a associé son nom à la troupe pendant un quart de siècle.
 
Pour thème de la soirée, l’infini du drame et des âmes shakespeariennes, traité au travers de trois héroïnes, Ophélie, Lady Macbeth, Juliette, trois destins brûlés, trois figures de la fatalité amoureuse, creusé avec des oppositions de style qui pouvaient tenter, de l’épure à l’expressionnisme et au narratif.
D’emblée, l’Ophelia madness and death de Lee séduit par sa chorégraphie presque japonisante, un rien proche de Teshigawara, avec ce corps de femme drapée dans les parures qui l’entraîneront vers la mort, ondulant avec une technique de dos très particulière, en une vague obsessionnelle, tandis que deux autres figures féminines aux lignes plus simples, figurent d’autres aspects de la jeune fille, amoureuse et passionnée, avant de se noyer dans sa folie. Quelques silhouettes masculines rappellent les éléments du drame, et dans cette pénombre oppressante, la douleur monte peu à peu, tandis que des pièces de Purcell, Frank Henne et David Lang s’entrelacent.
 
La deuxième pièce, Fatal, signée de Graça, malheureusement convainc moins : le propos est séduisant qui puise dans la démence des sorcières de Macbeth, leur tourment sans fin. Mais il ne met en scène que des femmes tournoyantes, là aussi dans une pénombre qui fait succéder la torpeur à l’angoisse provoquée par la première pièce. Là aussi belle gestique, mais un développement fumeux, qui ne fait pas pénétrer dans ce qu’on attend de Shakespeare, d’autant que la Jeune fille et la mort de Schubert, arrangée pour orchestre, ce qui lui enlève de sa force de frappe, ne paraît pas adaptée au sujet, même si elle conduit vers le néant.
 

Hamilton Nieh © Jean-Luc Tanghe
 
Là commence d’ailleurs une sorte de petit drame qui gâche la résurrection du Roméo et Juliette de Bertrand d’At, créé en 1990, et dont des extraits sont  présentés en hommage à sa mémoire : en effet, l’Orchestre symphonique de Mulhouse, dirigé ici par Myron Romanul, ne parvient jamais à rendre la beauté vivace, violente et criarde certes, mais aussi d’un lyrisme effréné de la musique de Prokofiev. Faute de nuances et de nervosité stylistique, on a droit à une partition constructiviste, jouée à coup de massue et où le faux côtoie le grinçant pas toujours voulu par Prokofiev. Voilà qui pèse lourdement sur ce ballet magnifique, dont on regrette vraiment qu’il n’ait pas constitué l’ensemble de la soirée, tant la chorégraphie de Bertrand d’At, qui n’était pas toujours habité par le génie de son maître Béjart, est ici vigoureuse, colorée, et surtout d’une formidable liberté.
 
Transposée à Kiev dans les années 17-20, en pleine révolution, l’histoire oppose l’aristocratie dont est issue Juliette à l’élan novateur de Roméo, jeune intellectuel, sur fond de décors rigides et grandioses de Rudy Sabounghi, qui évoquent un Frigerio au pays des soviets. Les pas de deux sont simplement magnifiques, bouleversants de jeunesse et de vitalité, les ensembles revigorés par la couleur russe,  qui permet quelques gambades bien en piste avec la partition, si relevée, et la construction de l’ensemble poignante grâce à une mise en place lisible et bien campée, sans se perdre dans les détails de personnages annexes, savoureux au théâtre, mais inutiles au ballet. Le couple formé par Stéphanie Madec-Van Hoorde et le virevoltant Hamilton Nieh est irrésistible, dans les beaux costumes de Sabounghi, et la troupe les entoure avec une formidable conviction. Mais hélas, le Roméo et Juliette de Prokofiev n’est pas un montage et la partition, pour faire dégager sa palette rythmique, mélodique et psychologique a besoin d’une vraie compréhension musicale, d’une unité sans faille. Et à cela, Ivan Cavallari ne peut rien !
 
Jacqueline Thuilleux

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All we love about Shakespeare (chor. Bertrand D’At / Douglas Lee / Rui Lopes Graça) - Strasbourg, Opéra, 7 janvier. Prochaines représentations, les 16 et 17 janvier 2016 (Colmar, Théâtre municipal). www.operanationaldurhin.eu   
 
Photo (Stéphanie Madec-Van Hoorde & Hamilton Nieh) © Jean-Luc Tanghe

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