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Victor Julien-Laferrière joue Bach au Musée Gustave Moreau – Le temps de l’osmose – Compte-rendu

C’est toujours un moment émouvant que d’accompagner l’aventure intense vécue par les violoncellistes lorsqu’ils abordent l’univers des Suites de Bach, dont on a coutume de dire qu’elles représentent l’acmé de leur répertoire. Si difficiles que Pablo Casals mit vingt-cinq ans à oser les jouer en public. Mais si libres aussi malgré leur structure quasi sacramentelle de suites classiques que chacun d’eux peut y trouver le reflet de son propre univers, y ouvrir d’innombrables portes, d’autant que la copie des six ouvrages, due à la main d’Anna Magdalena – les autographes ayant été perdus – ne comporte que très peu d’indications.  A chacun donc, d’en faire sa propre lecture, une fois qu’il a franchi les barrières de la stricte exécution, si ardue.
 
Une sorte de moment privé, donc, que les trois Suites nos 1, 3 et 5,  jouées par Victor Julien Laferrière, une écoute rare encore accentuée par sa situation au sein du Musée Gustave Moreau, dont les tableaux surchargés, avec leurs horizons chimériques –« je ne peins que ce qui ne se voit pas », disait l’artiste – finissent par rendre une sorte de coloration baroque dans leur douloureuse extravagance. Bach, ici, y résonnait en toute liberté, porteur de rêves comme il en est peu dans son œuvre, les Variations Goldberg excepté, et le jeune violoncelliste, désormais prêt à toutes les aventures sonores tant sa maîtrise et sa profondeur d’interprétation sont en équilibre, pouvait s’élancer sur ces sentiers, avec sa touche personnelle, qui est puissante.
 
Approche quasi romantique, serrée, presque dramatique notamment dans l’étonnante Sarabande de la Suite n°5. Une force virile, affirmée d’emblée comme une carte de visite dans l’ouverture que constitue le Prélude de la Suite n°1, tendue comme une démonstration d’équilibre, le funambule déployant le son riche qu’on lui connaît, la profondeur d’attaque qui le caractérise. Immersion qui s’est un peu détendue avec la Suite n°3, plus extrovertie, et est devenue expression de la plus riche liberté dans la Suite n°5, où ce dialogue avec lui-même se creusait dans un univers comme libéré du fil conducteur.
 
Les six Suites demandent certainement de longues années avant de révéler tous leurs chemins de traverse, chemins que nul n’a su explorer comme Yo Yo Ma, sans doute. Julien-Laferrière a tout pour y parvenir, peut être en se souvenant un peu plus qu’il s’agit de danses, où pourraient se déployer avec fluidité les gracieuses inflexions de mains, les rebonds de pieds des danseurs baroques : mais de danses rêvées, comme dans quelque Pavillon d’Armide, ce qui n’en enlèverait nullement la portée. Avec son talent flamboyant, et sa jeunesse passionnée, il s’ouvre ici sa propre voie. Qu’on aimera à l’entendre modifier ou développer ses inspirations, au gré de son mûrissement musical et humain !
 
Jacqueline Thuilleux

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Paris, Musée Gustave Moreau, 29 mai 2018

Photo © DR

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