Journal

Saint-François d’Assise de Messiaen selon Adel Adessemed au Grand Théâtre de Genève – Grand frère des pauvres – Compte-rendu

 

 
Notre précédent souvenir de l’unique et colossal opéra de Messiaen (1) remonte à la mise en scène de Stanislas Nordey à l’Opéra Bastille avec José Van Dam sous la direction de Sylvain Cambreling (2004). L’œuvre est rare, le rôle-titre écrasant, et son mysticisme épuré a la réputation de rebuter le public. L’enthousiasme genevois réfute chacun de ces arguments car la salle, comble, offre un triomphe à la production orchestrée par l’artiste Adel Abdessemed.
 

 
On oublie rapidement un livret qui, il est vrai, tient souvent de l’homélie dominicale. L’abstraction de ses thématiques (la prédestination, la pénitence, le sacrifice) ne permet guère l’incarnation théâtrale. Adel Abdessemed, qui signe décors, costumes et vidéos, a choisi pour l’affronter une symbolique évoquant les énigmes visuelles de Romeo Castellucci. Elle repose sur des installations monumentales. Au premier acte, une cabane de rondins, une sphère de bois, une jarre ; suivront une colombe blanche, énorme, blessée ; une église abandonnée, un hammam façon Ingres. Deux énormes plateaux marocains, où figurent l’étoile de David et la géométrie kabbalistique des religions du Livre servent de support à des vidéos sobres, parfois fulgurantes comme cette ampoule électrique écrasée qui figure la mort. Ce réseau de signes déployé par l’artiste franco-algérien est souligné par les éclairages magnifiques de Jean Kalman. Tout prendra sens durant un final où résonnent les paroles de Messiaen Je suis venu à Toi Seigneur par la Musique et la Poésie. Ces passages où affleure l’homme compositeur sont eux qui nous étreignent le plus. Quant à l’hommage aux oiseaux durant la fameuse Prédication, avec son orchestre aux couleurs de la Turangalîla-Symphonie, il émerveille.
 
Un tel colosse lyrique réclame un François à sa hauteur. Présent dans presque toutes les scènes, l’intensité et la concentration lui constamment réclamés. La voix de Robin Adams, habitué de Wozzeck et d’Onéguine, gagne en ampleur au fur et à mesure que l’homme se dépouille en scène, jusqu’au simple appareil d’un Christ mort selon Holbein.
 

© Carole Parodi 

La production ne cesse de magnifier notre quotidien tissé de laideur. Les costumes sont de bric et de broc, un rapetassage de débris technologique, de chiffons, de sacs-poubelle. Le message du grand frère des humbles n’est pas dévoyé, il s’en trouve au contraire renouvelé. Le Lépreux est vêtu comme ces SDF qui hantent les gares et les rues. Le ténor Ales Briscein y est splendide, avec ce timbre caustique propre à Loge ou Hérode. Il devient ce voisin méprisé qui espère redevenir notre frère. Les choristes du Grand Théâtre, préparés par Marc Begins, font à nouveau preuve de leur excellence. Chaque Frère impressionne, en particulier le minéral frère Bernard de William Meinert. L’Ange de Claire de Sévigné possède une voix pure et charnelle, doublée d’une grâce et d’une souplesse innées.
 

© Carole Parodi

Le dispositif sonore est tout aussi séduisant. Pas d’orchestre en fosse, il est placé en fond de scène où Adel Abdessemed sait le mettre en majesté. La balance entre les voix, au premier plan, et le babil des percussions et des vents suscite des échanges pittoresques. Les oiseaux auxquels François prêche ne sont autres que les musiciens et la voix de Dieu, incarnée par le chœur, semble parfois la nôtre. L’Orchestre de la Suisse romande, dirigé par Jonathan Nott, magnifie une partition qui transfigure la prosodie de Poulenc et rutile comme un vitrail déconstruit par Varèse. Avant d’exploser dans un final d’une ampleur cosmique.
 
Vincent Borel
 

(1) Né d'une commande de Rolf Liebermann, Saint-François d'Assise fut créé le 28 novembre 1983 à l'Opéra de Paris, sous la baguette de Seiji Ozawa.

Messiaen : Saint-François – Genève Grand Théâtre, 14 avril ; prochaines représentations les 16 & 18 avril 2024 // www.gtg.ch/saison-23-24/saint-francois-dassise/

 
> Voir les prochains concerts de musique contemporaine en France

Photo © Carole Parodi

Partager par emailImprimer

Derniers articles