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Rencontre avec... Salvatore Sciarrino - « L’émotion est le secret de la musique »

La Fondation Louis Vuitton accueille ce lundi 19 novembre la création de Stupori, une œuvre par laquelle Salvatore Sciarrino (photo, né en 1947) poursuit sa quête d’un art qui repose très largement sur la voix et sa mise en perspective dans des espaces sonores à la fois intuitifs, presque naturels, et subtilement agencés.
 
Autour du baryton (Otto Katzameier en l'occurrence), l’effectif est pour le moins inhabituel : flûte, violon et percussions – « un effectif impossible » selon le compositeur lui-même, qui a cependant souhaité prendre ce risque, cette « mise en jeu ». Ce n’est pas la première fois : en 1998, Infinito nero, sur des fragments de la sainte mystique Marie-Madeleine de Pazzi, huit instruments (vents, cordes, piano percussions) accompagnaient la voix de mezzo ; et, en 2003, quand Salvatore Sciarrino déjà approchait la voix de baryton avec Quaderno di strada, les percussions (mais aussi le piano et le célesta) apportaient dans certaines des mélodies de ce cycle leur force obsessionnelle à l’effectif des vents et cordes, plus spontanément proches des inflexions de la voix humaine.
Cette proximité est revendiquée. Si Salvatore Sciarrino n’a eu de cesse d’écrire pour la voix, il le fait avec le désir « d’humaniser le langage musical, qui devrait toujours être spécialement pensé pour l’homme ». La voix, qui unit les pouvoirs de la musique et de la parole, est à la fois âme et corps. Le compositeur crée pour elle un habitat – au sens écologique du terme. Ainsi, la voix n’est jamais laissée seule, hors du monde : on ne trouvera, dans le vaste catalogue de Salvatore Sciarrino, aucune œuvre pour voix seule, comme avait pu le faire Luciano Berio, même si parfois les figures vocales s’avancent isolées en « un moment sonore qui peut devenir une tragédie ». La musique de Salvatore Sciarrino est faite de cette tension, en équilibre au bord du silence – et cela vaut tant pour la musique instrumentale que pour les œuvres vocales, qui sont toutes animées par le souffle.

Otto Katzameier © javierdelreal.com

Les opéras, tels le sublime Lohengrin (1984), très intérieur, Luci mie traditrici (1998), échafaudé au contraire sur le dialogue, ou Da gelo a gelo (2006) qui serait en quelque sorte une voie médiane, dialogue distendu en monologues poétiques, sont tout entiers construits sur ce creusement du temps, du son et du texte. Salvatore Sciarrino compose en effet lui-même le texte de ses œuvres, empruntant, découpant, asséchant même la langue pour en retrouver l’essentiel. Il a été très tôt marqué par l’esthétique du haïku (l’une de ses premières œuvres publiées, Aka aka to I, II, III est une mise en musique de poèmes de Bashô), dont on retrouve régulièrement la forme et l’économie, dans De gelo a gelo comme dans Stupori. Cela correspond bien à l’idée que Salvatore Sciarrino de la composition comme mise au monde de figures sonores, une individuation d’éléments qui ouvre à l’auditeur les voies de la perception et de l’imagination et s’affranchit des constructions du temps linéaires, moment après moment : « Je me situe dans une perspective post-Einstein – ou fractale – où, dans un moment singulier, tout le temps peut être condensé ». C’est peut-être ainsi qu’il faut envisager l’écoute d’une œuvre de Salvatore Sciarrino : tout instant, la moindre articulation peut être un foyer de révélation, une éruption de sens.

Quatuor Hagen © Harald-Hoffmann

« L’émotion est le secret de la musique » revendique-t-il, citant en exemple le début du Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy : « il déséquilibre le monde pour faire place à une construction imaginaire, comme une arche bâtie sur le vide ». Mais l’émotion, l’imagination, comme dans les gravures de Piranèse requièrent une architecture précise : « on ne peut pas improviser la forme ; l’oeuvre pourrait alors s’effondrer comme un édifice. Il s’agit bien de réaliser l’imagination sonore et pour cela de se donner vraiment le choix des solutions qui donneront à la musique sa force ». Pour inventer sa musique, Salvatore Sciarrino construit, préalablement à l’écriture de la partition proprement dite, les figures musicales et leurs mouvements sous forme de diagrammes, visualisation de ce qui sera donné à entendre. Architecture précise, mais souple aussi, jamais enfermante : « il faut oser brûler la forme, toujours chercher une solution supérieure et éviter la prévisibilité ». Après l’audition d’une œuvre de Salvatore Sciarrino, la mémoire reste empreinte de ces figures musicales, comme au sortir d’un songe, marquée par l’éclat d’un son surgi du silence comme par l’éclair apparu au sein du noir infini de la nuit.
 
Jean-Guillaume Lebrun

(Entretien avec Salvatore Sciarrino réalisé à Paris, le 17 novembre 2018)
 
Création de Stupori à la Fondation Louis Vuitton le lundi 19 novembre 2018 à 20h30 par Otto Katzameier (baryton), Carolin Widmann (violon), Matteo Cesari (flûte) et Christian Dierstein (percussions), précédée des Caprices pour violon seul et de deux pièces pour flûte seule et suivie du Quintette de Schubert par le Quatuor Hagen et Gautier Capuçon (violoncelle). www.fondationlouisvuitton.fr/fr/musique/concert/franz-schubert-salvatore-sciarrino.html

Photo © Lucca Carrà

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