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Rencontre avec Julien Masmondet, chef d’orchestre – Les Apaches entre tragédie, éloge de la ruralité et free running

 

Le 10 février marque la date officielle de sortie du nouveau disque de l’ensemble Les Apaches : un événement impatiemment guetté par tous les amoureux de musique française. (1) Julien Masmondet (photo) et son équipe nous livrent en effet rien moins que le premier enregistrement de la version originale (2) de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt (1870-1958). Une rare et envoûtante partition, somptueusement servie par des interprètes aussi convaincus qu’engagés.
 

Florent Schmitt vers 1900 © DR
 
Au cœur des « trois glorieuses » de Schmitt
 
En 1907, un an après le tellurique Psaume XLVII et un an avant le foisonnant Quintette en si mineur pour piano et cordes – au cœur de ce que la musicologue Catherine Lorent (3) désigne comme les « trois glorieuses » du compositeur lorrain –, Forent Schmitt élabora cette partition à la demande de Robert d’Humières, directeur du Théâtre des Arts : un « drame muet en deux actes et sept tableaux » destiné à la célèbre danseuse Loïe Fuller. La petite fosse du théâtre imposa de se limiter à 21 musiciens – que dirigeait un jeune chef promis à un bel avenir : Désiré-Emile Ingelbrecht. Trois ans plus tard, sous le même intitulé, l’auteur en tira une suite pour grand orchestre dont le succès, justifié (« Dieu que c’est beau ! » s’exclama Stravinski), a complètement occulté le point de départ du compositeur.
 
« La suite de 1910, qui a été beaucoup enregistrée, réduit de moitié la partition et ne garde que ses moments les plus spectaculaires (Prélude, Danse des perles, Les enchantements de la mer, Danse de l’éclair, Danse de l’effroi  ndr). L’intérêt de la version originale, souligne Julien Masmondet, est d’offrir une véritable dramaturgie, appuyée sur l’usage de motifs qui représentent les différents personnages d’un drame que l’on suit dans sa continuité – et que l’on comprend. »
 

L’écho d’un spectacle total
 
Loin de se contenter de jouer la version originale de La Tragédie de Salomé, dont il a attentivement consulté le manuscrit conservé à la Bibliothèque de l’Opéra (tout en se plongeant dans les circonstances de son élaboration avec la correspondance d’Ingelbrecht et celle de Fuller), le chef en a profité pour concevoir un spectacle autour de la partition de celui qui, on s’en souvient, figurait au tout début du dernier siècle au sein du groupe des turbulents « Apaches », aux côtés de Ravel, Fargue, Delage, Ingelbrecht et d’autres.
Si les perturbations inhérentes à la crise sanitaire ont un peu retardé sa création, elle a bien eu lieu au théâtre de Rungis le 26 novembre 2021.(4) Un spectacle total, faisant appel à la vidéo (Cyril Teste), à la chorégraphie (Léonore Zurflüh), et à la création musicale (Loïe, pièce d’atmosphère très réussie de Fabien Touchard, tient lieu de prologue). Reprise à Rochefort, puis à Avignon, La Tragédie de Salomé a terminé sa tournée au théâtre de l’Athénée les 10 et 11 décembre 2021 ; c’est là que les micros de B. Records l’on captée sur le vif. Comme le remarque justement Julien Masmondet, « l’enregistrement bénéficie de la dynamique d’une série de représentations avec une partition où tout le monde occupe une position de soliste ; l’engagement palpable de chaque protagoniste sert la dramaturgie. »
 

Pendant une représentation de La Tragédie de Salomé © Julien Benhamou

 
Salon Florent Schmitt à la Bibliothèque La Grange-Fleuret
 
Une telle parution discographique méritait d’être marquée d’une pierre blanche ; ce sera fait le 16 février prochain (5), en un lieu on ne peut mieux trouvé : la Bibliothèque musicale La Grange-Fleuret, gérée depuis 2016 par la Fondation Royaumont. C’est en effet durant une résidence dans l’abbaye valdoisienne, en octobre 2019, que Les Apaches ont commencé à travailler sur leur spectacle et à réfléchir à tous les croisements permis par la partition de Schmitt. Le salon de musique de la BLGF sera donc le cadre d’un concert-table ronde, animé par Tristan Labouret et réunissant les principaux protagonistes du projet : Julien Masmondet, Fabien Touchard, Léonore Zurflüh, le vidéaste Patrick Laffont de Lojo, la flûtiste Marie Laforge et la soprano Sandrine Buendia (car La Tragédie comporte un épisode vocal : le Chant d'Aïea). L’intimiste espace de la BLGF était trop exigu pour y installer 21 musiciens ; l’excellent Philippe Hattat se chargera d’interpréter des extraits de l'ouvrage au piano (transcr. de F. Schmitt) sur un très beau Steinway 1907 récemment restauré. Rendez-vous dès 19h ! 
 

Julien Masmondet en compagnie des cinq compositeurs du projet "Ça vous dérange ? " © Les Apaches
 
« Ça vous dérange ? »
 
Que l’on se garde bien d’imaginer l’activité des Apaches cantonnée à Paris. Elle se déploie beaucoup aussi en région, en Nouvelle-Aquitaine en particulier (fondateur du Festival Pierre Loti en 2005, Julien Masmondet y a de solides attaches). Une illustration en sera donnée fin mars, à l’Abbaye aux Dames de Saintes, à l’occasion d’une résidence d’une petite semaine qui permettra au chef et à son équipe de finaliser « Ça vous dérange ? ». Les musiciens ont plus l’habitude de chercher l’inspiration dans la littérature que dans les textes de loi ; c’est pourtant celle du 29 janvier 2021 « portant sur la protection du patrimoine sensoriel des campagnes » qui a inspiré ce projet pour le moins original.
 
Grâce au compositeur Pascal Zavaro (co-fondateur des Apaches avec Julien Masmondet), l’ensemble avait déjà abordé le thème des prétendues nuisances sonores du monde rural avec Le Coq Maurice, comique et caustique « opéra de campagne », créé à la Ferme de Villefavard en juillet 2021 et inspiré des mésaventures d’un coq de l’Île d’Oléron poursuivi en justice, avec sa sympathique propriétaire, par un voisinage qu'indisposait le chant du gallinacé.
Dans le même esprit, et répondant à une volonté de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, Les Apaches se lancent cette fois dans « Ça vous dérange ? » ; une œuvre collective sonore et visuelle que Julien Masmondet décrit comme « un hymne à la ruralité, à l’existence sonore des campagnes, de l’aube au crépuscule ». Signées des cinq compositeurs, Nigji Sanges, Pascal Zavaro, Fabien Cali, Elise Bertrand et Fabien Touchard, les courtes pièces qui la forment s’inspirent chacune d’une « nuisance » : chant du coq, des cigales, coassement des grenouilles, etc., sans oublier le tintement des cloches, qui viendra ponctuer le déroulement d’une réalisation à laquelle le compositeur audio-naturaliste Fernand Deroussen – qui a pris part à la récente exposition « Musicanimale » de la Philharmonie – a contribué en fournissant à chaque compositeur du matériau sonore. Le résultat sera présenté le 31 mars à l’Abbaye aux Dames (6), avec un casque de réalité virtuelle sur les yeux ... Surprise assurée !
 

© French Free Run Family
 
« Street Art » à l’Athénée

Un autre projet, résolument urbain celui-là, attend Masmondet et ses Apaches les 12 et 13 mai au théâtre de l’Athénée. Intitulé « Street Art » (7), il amènera les musiciens à collaborer avec Simon Nogueira et Andrea Catozzi, deux free runners pour lesquels les toits de Paris n’ont plus aucun secret. Des images vidéo de ces deux membres – éminents ! – de la French Free Run Family en action se mêleront à leurs évolutions dans la salle et parmi les musiciens lors d’un spectacle dont le programme mêlera Radio Rewrite de Steeve Reich, pièce de 2012 en création française, Street Art de Régis Campo, Silicon Music pour violon et ensemble de Pascal Zavaro et une création signée Fabien Cali. Tonique et atypique soirée en perspective.
 

En classe de direction © Les Apaches
 
Nouveau élan pour la classe de direction de l’Ecole Normale de Musique
 
Curieux de projets nouveaux, d’expériences inattendues, on le voit, Julien Masmondet est aussi un passionné de pédagogie. Après avoir été professeur associé (à partir de 2018) de la classe de direction d’orchestre de l’Ecole Normale de Musique de Paris, il en a pris la tête en début de saison, succédant à Dominique Rouits, son ancien professeur (désormais « Professeur émérite » et trait d’union entre la classe et l’Orchestre de l’Opéra de Massy), en activité pendant près de quatre décennies à l’ENM. « C’est un honneur de reprendre une classe qui s’inscrit pleinement dans l’école de direction française, confie Julien Masmondet : Dominique Rouits en avait reçu les clefs de Pierre Dervaux, qui avait été lui-même précédé de Charles Munch et Jean Fournet. »
Conscient d’être le « passeur d’une école de direction », Masmondet entend donner une impulsion nouvelle à la classe « en offrant aux élèves la formation du plus niveau possible, la plus complète et la plus professionnalisante possible. » Il s’en donne les moyens en invitant des collègues et en nouant des partenariats avec des orchestres et des institutions. Tel est la cas avec Adrien Perruchon et l’Orchestre Lamoureux (8), mais aussi avec Louis Langrée et l’Opéra-Comique (cette année » L. Langrée fera travailler des étudiants de la classe sur des extraits de Carmen et ils pourront assister aux répétitions du spectacle qui se donnera salle Favart du 24 avril au 4 mai ), ou encore avec Lionel Sow, qui a dirigé il y a peu une masterclass avec quelques membres du Chœur de Radio France.(9)
Fort de sa relation avec l’Orchestre de Paris, l’ancien assistant de Paavo Järvi a su aussi établir un partenariat qui permet aux élèves de la classe d’assister à des répétitions de cette formation ; ce fut le le cas récemment lors de la venue d’Esa-Pekka Salonen. On n’oublie pas, enfin, la relation de l’ENM avec Les Apaches : le public a pu entendre l’étonnant jeune violoniste et chef turc Bartu Elçi-Özsoy – un talent à suivre de près, du côté de l’archet autant que de la baguette ! – en 2022 au théâtre de la Coupe d’or à Rochefort lors d’une première partie de concert. Cette année Gabriel Philippot, autre élève de l’ENM, dirigera un projet d’action culturelle à l’Athénée, comme cela avait été le cas l’année dernière avec la Brésilienne Bianca Maretti. » Autant d’illustrations de la volonté de Julien Masmondet d’«avoir la classe la plus ouverte, la plus en lien avec le monde professionnel ».
 
Alain Cochard
(Entretien avec Julien Masmondet réalisé le 25 janvier 2023)
 

 
(1) 1 CD B. Records « Théâtre de l’Athénée Live » LBM 049 (sortie officielle le 10/02/2023)
 
(2) Présenté comme « version complète et originale », l’enregistrement du regretté Patrick Davin avec l’Orchestre Philharmonique de Rhénanie-Palatinat (Naxos « Patrimoine » - 1991) renforce l’effectif côté cordes.
 
(3) Florent Schmitt, Coll. « Horizons » / Bleu Nuit Editeur 2012
 
(4) www.concertclassic.com/article/la-tragedie-de-salome-par-les-apaches-lathenee-ballet-de-timbres
 
(5) www.billetweb.fr/sortie-de-disque-la-tragedie-de-salome-les-autres-rencontres&src=agenda
 
(6) www.abbayeauxdames.org/en/event/sortie-de-residence-les-apaches/
 
(7) www.athenee-theatre.com/saison/spectacle/street-art.htm
 
(8) www.concertclassic.com/article/une-interview-dadrien-perruchon-directeur-musical-de-lorchestre-lamoureux-un-orchestre-tel
 
(9) www.ecolenormalecortot.com/disciplines/direction-dorchestre/

Photo Julien Masmondet © Mathias Benguigui

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