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​Le Trio Karénine fête ses 10 ans – Talentueuse ardeur

2020 a commencé en beauté pour le Trio Karénine dont la saison en cours marque le 10e anniversaire. Tandis qu’un remarquable disque Chostakovitch, Dvorak, Weinberg est sorti récemment, la formation se produit au théâtre des Bouffes du Nord, le 2 mars ; un rendez-vous qui marque le point d’orgue d’une tournée commencée en octobre dernier à Coulommiers dans le cadre de la Belle Saison.

Les années Ysaÿe
A commencement de l’aventure, une amitié remontant aux années de lycée entre la pianiste Paloma Kouider et le violoncelliste Louis Rodde et leur envie commune de travailler la musique de chambre avec le Quatuor Ysaÿe dans leur classe du CRR de Paris qui – nous sommes en 2009 – vient de s’ouvrir au trio. Les deux jeunes instrumentistes entraînent la violoniste Anna Goeckel dans l’aventure. Le Trio Karénine naît à l’été 2009 ; à la rentrée il passe avec succès l’examen d’entrée rue de Madrid et, en janvier 2010, les études commencent sous la conduite des trois membres du Quatuor Ysaÿe qui enseignent au CRR : Luc-Marie Aguera, Miguel da Silva et Yovan Markovitch. C’était « le début d’une expérience marquante, la découverte d’une autre manière de travailler la musique de chambre, l’apprentissage d’un langage commun, se souvient L. Rodde, et le commencement d’un projet dont nous ne savions pas qu’il allait nous mener aussi loin. »
Dès le commencement, la chance sourit au Trio Karénine : au rendez-vous du talent – une fois de plus ! – , la Fondation Singer Polignac repère le jeune ensemble et lui propose immédiatement une résidence. Point essentiel pour toute formation, l’épineuse question du lieu de répétition est partant résolue et le trio dispose de conditions idéales pour un travail très intensif – aucun souci de voisinage à la Fondation ...
Rue de Madrid, les Ysaÿe ont pris la mesure de l’extrême motivation de leurs trois étudiants et, en plus des cours au CRR, ils les amènent à participer à des masterclasses à Musique à Flaine ou à l’Académie de Villecroze. Que d’horizons s’ouvrent à eux durant ces « années Ysaÿe » (qui se prolongeront jusqu’en 2013), grâce aux conseils et à l’expérience des professeurs, évidemment, mais aussi aux contacts que les Karénine nouent par leur intermédiaire. Ainsi, en 2012, Miguel da Silva leur fait-il rencontrer Hatto Beyerle, altiste fondateur du Quatuor Alban Berg, fondateur de l’ECMA (European Chamber Music Academy) - et immense pédagogue !
 

Rencontres avec des géants
L’ECMA donne la chance au jeune trio de travailler avec Beyerle, évidemment, mais aussi avec Johannes Meissl, Avedis Kouyoumdjian, Ferenc Rados ou Menahem Pressler. « Nous nous sommes retrouvés face à des géants, avec des esthétiques très affirmées, confie L. Rodde. » Face à de sacrées personnalités aussi, et des pédagogies parfois singulières et ... singulièrement déroutantes ... « Avec Rados, on a affaire à une forme d’anti-pédagogie ou de pédagogie par le doute, remarque P. Kouider. » La force du Trio Karénine sera de savoir prendre le recul nécessaire par rapport aux divers enseignements reçus et d’en faire son miel

Victoire au Concours de l’ARD
Entre les cours au CRR, les stages ECMA dans diverses villes européennes et des concerts en nombre croissant qui aident la formation à découvrir et affirmer son identité, la période est très chargée, d’autant que le temps des concours est venu. Nos jeunes musiciens en feront un usage raisonnable : « c’est une excellente « carotte » pour travailler, pour monter du répertoire, mais nous n’étions pas du tout excités à l’idée d’accumuler les Prix, reconnaît L. Rodde. » Après un Premier Prix au Concours Charles Hennen (compétition néerlandaise aujourd’hui disparue), les Karénine se présentent au prestigieux Concours international de l’ARD à Munich en 2013 et décrochent le Premier Prix ; il constituera un formidable accélérateur pour leur jeune carrière, avec de nombreux concerts à la clef – « l’ARD est un concours qui aide beaucoup les musiciens », témoignent-ils unanimes.
 

© Lyodoh Kaneko

2015, tournant et nouveau départ
Aventure humaine, l’existence d’une formation chambriste a ses tournants. En 2015 Anna Goeckel, dont la trajectoire de vie ne correspond plus à sa présence dans le Trio, décide de se consacrer à de nouveaux projets. Formée à Munich et à Berlin, Fanny Robilliard prend le relai. « J’ai pris l’aventure en marche, se remémore-t-elle, ça a été un gros travail. » Mais le courant est immédiatement passé ! « L’arrivée de Fanny a donné une nouvelle énergie, rappelle P. Kouider, son arrivée a correspondu au moment où le Trio décollait vraiment. » « Avec Paloma, renchérit L. Rodde, nous prenions toute l’énergie, la nouveauté, l’inspiration apportées par l’arrivée de Fanny, et en même temps nous avions à cœur de montrer quelles étaient nos valeurs esthétiques, ce que nous avions appris depuis cinq ans ; nous avions à cœur de le reformuler et de le partager avec elle.»

En studio
Le projet de disque qui est dans les cartons va aussi contribuer au nouveau départ de l’ensemble. Schumann lui a porté chance au Concours de l’ARD et c’est à lui qu’il consacre son premier CD avec les Trios op. 63 et 80. Enregistré fin 2015, et publié l’année suivante (chez Mirare), l’enregistrement témoigne d’une intensité et d’une entente exemplaires, sans parler d’une grande justesse stylistique.
Remarqués à l’ARD pour leur interprétation du 2ème Trio de Schumann, les Karénine éprouvent une grande passion pour le répertoire germanique – qui a tant gâté le trio avec piano ... –, mais n’oublient pas la musique française, riche de chefs-d’œuvre et... de pépites méconnues. En 2017, les musiciens reprennent le chemin du studio pour un nouvel enregistrement où l’incontournable Trio de Ravel côtoie celui de Fauré. Ce dernier occupe une place particulière dans l’histoire des Karénine. Il figurait en effet au programme de la toute première session de déchiffrage de P. Kouider et L. Rodde avec F. Robilliard. Journée décisive de 2015, à la Fondation Singer Polignac, où l’envie de jouer ensemble s’est manifestée ... Ravel, Fauré : la galette n’est pas encore remplie ; L. Rodde suggère à ses deux partenaires de compléter le programme avec le délicieux Trio de Germaine Tailleferre – une vraie pépite !  «Un pont parfait entre Ravel et Fauré et une manière de « dé-solenneliser » le disque, selon le violoncelliste, « et d’orienter l’écoute de Fauré et Ravel dans une certaine direction, toute différente de ce qui se passerait si le Trio de Chausson, par exemple, occupait sa place, note pertinemment P. Kouider.
 

Germaine Tailleferre : Trio - 4e mvt (ext)

Une rencontre inouïe
Marquée par la sortie et l’accueil très positif réservé à leur programme français (qui a entre autres été Disque de la Semaine de Concertclassic) (1), 2018 aura aussi été le moment d’une grande rencontre pour le Trio. Grâce à l’ECMA, les Karénine ont la chance de participer à une masterclass d'Alfred Brendel autour du Trio op. 100 de Schubert « Une rencontre inouïe », lance P. Kouider sous le regard approbateur de ses deux partenaires. « L’ardeur est le sel de son enseignement, poursuit-elle, il respire la musique, on a l’impression que Schubert est neuf pour lui. Il nous a poussé à aller plus loin dans la passion, à prendre plus de risques, à aller jusqu’au bout des choses. » Une leçon d’humanité et de jeunesse dont beaucoup de détails n’ont pleinement fait sens qu’au bout d'un certain temps, comme cela avait déjà été le cas pour les conseils d’autres pédagogues croisés à l’ECMA.

Plongée dans l’âme slave
Après l’Allemagne et la France, c’est donc vers le monde slave que les Karénine se sont tournés pour leur troisième enregistrement – réalisé en mai 2019 –, récemment paru (Mirare). Il se veut une « plongée dans une esthétique où l’âme slave s’illustre de manières très différentes.» Le Trio op. 24 de Weinberg, «partition passionnante, avec son ébouriffante Toccata », travaillé au moment du Concours de l’ARD, était une vieille connaissance pour la formation et le Trio op. 18 de Chostakovitch avait déjà lui aussi été bien mûri en concert. Quel complément ? Sur la suggestion de F. Robilliard, l’idée du Trio « Dumky » de Dvorak a fait l’unanimité dans le groupe. « Un excellent choix car cette œuvre, longuement rodée, était prête à fleurir disque, constate L. Rodde, et s’est avérée, d’un point de vue poétique et esthétique, absolument complémentaire de Chostakovitch et Weinberg, même si elle peut a priori en sembler éloignée. Elle donne une côté varié et lumineux à un programme qui s’écoute d’un bout à l’autre. » 
 

© Lyodoh Kaneko

Comme un vaisseau spatial en orbite
Le CD slave des Karénine sort à un moment où ils reviennent à Schumann à l’occasion d’une série de concerts de la Belle Saison réunissant l’auteur des Kreisleriana, Wolfgang Rihm et Franck Krawczyk. Après une résidence à la Maison Messiaen en septembre 2019, la formation l’a déjà interprété en divers lieux depuis le mois d’octobre. Point d’orgue de la tournée le 2 mars aux Bouffes du Nord.
On doit aux trois jeunes musiciens l’idée initiale d’un programme associant Schumann et Rihm, dont les liens avec son devancier ne sont plus à dire. Séduits, les organisateurs de la Belle Saison l’ont acceptée et enrichie en proposant d’y ajouter la création d’une pièce commandée à Franck Krawczyk, un complément au Witch Trio (composition en un mouvement écrite pour le Concours de musique de chambre de Lyon 2018). Les Karénine ne se sont pas fait prier pour monter l’ouvrage d’un artiste « qui réfléchit beaucoup sur l’héritage des langages musicaux, qui appréhende de manière personnelle l’héritage du romantisme allemand, au cœur du répertoire de trio avec piano de Beethoven à Brahms. »

On s’impatiente d’assister à la première parisienne du Witch Trio complété (pour une fois, la capitale est la dernière servie et c'est fort bien ainsi !), mais aussi d’entendre les Karénine dans Schumann et Rihm. Aux deux Trios du premier répondront les Fremde Szenen 1 & 2 de l’auteur de Jakob Lenz. Jouer Rihm ? « Un vrai challenge, s’enthousiasme F. Robilliard ; il y a une vitalité dans cette musique qui n’a rien à voir avec la mélodie, ni le rythme ou la structure ; tout est complètement décomposé ; il ne faut pas être dans la volonté, dans l’action, mais comme un vaisseau spatial en orbite. » « Tout est extrêmement écrit, poursuit P. Kouider ; il faut pour arriver au résultat décrit par Fanny, passer par une hallucinante précision de la réalisation instrumentale, pour arriver justement à une espèce d’hallucination sonore qui bouscule énormément les codes. »
Après l’étape des Bouffes du Nord, les occasions ne manqueront pas de retrouver le Trio Karénine. Le 28 mars, il sera à l’affiche de la Folle Nuit de Nîmes dans un programme tout Beethoven. Un compositeur qui, forcément, occupe beaucoup nos musiciens cette année, et de façon parfois originale : après avoir défendu la transcription de sa Deuxième Symphonie par le compositeur il y a peu à la Folle Journée, ils joueront entre autres cet été son Triple Concerto dans le rare arrangement pour trio de Carl Reinecke.

Au fait, pourquoi « Karénine » ? « En référence à la fougue et à l’élan vital de l’héroïne de Tolstoï », répond la biographie de la formation. Bien vu !

Alain Cochard
(Entretien avec les membres du Trio Karénine réalisé le 13 février 2020)

(1)  www.concertclassic.com/article/le-trio-karenine-joue-faure-ravel-et-tailleferre-1-cd-mirare-le-disque-de-la-semaine-compte

Trio Karénine
Œuvres de Rihm, Schumann, Krawczyk
2 mars 2020 – 20h30
Paris – Théâtre des Bouffes du Nord
www.concertclassic.com/concert/trio-karenine-franck-krawczyk
 
Site du Trio Karénine : triokarenine.com/fr/?enter=1
 
Photo © Pilvax Studio

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