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​L’Amour des trois oranges selon Anna Bernreitner à l’Opéra Lorraine – Les Féeriques et les Techniques – Compte-rendu

 
L’opéra que Prokofiev composa sur un livret en russe, mais que les aléas de l’histoire de la musique firent créer en français à Chicago, s’ouvre sur l’affrontement de différents groupes : les Tragiques, les Comiques, les Lyriques, les Têtes vides et les Ridicules, ces derniers ayant le dessus et imposant leur « bon théâtre », c’est-à-dire la représentation de L’Amour des trois oranges. Dans la production d’Anna Bernreitner pour l’Opéra de Lorraine, on pourrait résumer l’affaire plus simplement. Tous les membres du chœur portent des combinaisons blanches et, après le prologue, observent le plateau du haut d’une sorte de coursive où ils tapotent des claviers, manipulent des dossiers, font descendre des caisses des cintres à chaque fois que cela s’avère nécessaire : secondés par quatre pseudo-machinistes que l’on découvre à la fin de la représentation, ce sont les Techniques.
 

© Simon Gosselin 

Les solistes, en revanche, appartiennent à un monde bien différent : ce sont les Féeriques, dans leur univers vaguement médiéval de conte de Perrault, avec château à la Walt Disney et princesses en série et parfois réduites au rang d’automates. Les costumes sont pleins d’humour, avec leurs couleurs (perruques vertes, barbe blanche parsemée de pinceaux noirs comme un manteau d’hermine), leurs formes extravagantes (la crinoline-culotte de Clarisse, la robe à paniers de la cuisinière) et leurs matériaux anachroniques (latex, plastique…). Le décor à tournettes inclut aussi quelques éléments amusants – mais c’est peut-être à la coproduction avec Magdebourg qu’on doit cette enseigne « Creonta » au lieu de Créonte, et cette cuiller obstinément plate que manie la cuisinière en lieu et place de la louche dont parle le texte français. Autrement dit, on retrouve ici l’esthétique colorée et naïve que, déjà à Nancy, Anna Bernreitner appliquait la saison dernière à une Flûte enchantée qu’on retrouvera en janvier prochain à Montpellier : mais cette fois, ce choix paraît beaucoup plus en accord avec l’opéra de Prokofiev, dont les personnages n’ont aucune véritable épaisseur psychologique. Quand le prince et sa bien-aimée arrachent une partie du décor de ciel bleu parcouru de nuages, c’est pour mieux montrer l’illusion théâtrale, mais les Féeriques semblent malgré tout gagner la partie.
 

© Simon Gosselin
 
L’avantage d’opter pour la version française de L’Amour des trois oranges – établie par le compositeur avec la chanteuse Véra Janacopoulos – c’est de pouvoir recruter une distribution où peuvent briller toute une brochette de chanteurs francophones. Hélas, le froid humide qui règne depuis peu à Nancy ne vaut apparemment rien pour les artistes venus du Canada : en roi de Trèfle, Dion Mazerolle a dû déclarer forfait, mais cela nous vaut la belle surprise de son remplacement au pied levé par l’excellent Matthieu Lécroart ; souffrante, Lyne Fortin fait faire une annonce avant le lever du rideau, mais du moins sa toux ne la prive-t-elle en rien de sa truculence scénique ; seul Tomislav Lavoie semble avoir été épargné et campe un beau Tchélio, ici sorte de Père Fouras à paillettes.
De Belgique arrive le délicieusement élégiaque Prince de Pierre Derhet, rejoint sur les mêmes sommets par Léo Vermot-Desroches, qui donne à Truffaldino une voix bien plus corsée que ce n’est de mise, mais on ne s’en plaindra surtout pas. Patrick Bolleire a toute la noirceur des graves nécessaires à souligner le contraste entre le plumage et le ramage de la Cuisinière. Anas Séguin est un Léandre très expressif, Aimery Lefèvre ayant moins à chanter dans le rôle de Pantalon.
 

Marie Jacquot © Werner Kmetitsch
 
Parmi les dames, on reste ébloui par le timbre somptueux de Lucie Roche, vraie contralto qu’on aimerait entendre dans les grands rôles destinés à sa tessiture (on ne manquera pas sa Mme de Croissy cette saison à Bordeaux). On remarque la belle voix d’Anne-Sophie Vincent dans la courte intervention de Nicolette, et la vivacité de Margo Arsane en Linette et Sméraldine, mais la Ninette d’Amélie Robins est un peu trop entachée de vibrato. Du chœur, renforcé pour l’occasion, semble-t-il, et excellemment préparé par Guillaume Fauchère, sont issus les titulaires des petits rôles de Farfarello et du maître de cérémonies. Dans la fosse, Marie Jacquot veille à préserver l’équilibre avec le plateau, mettant en valeur l’écriture orchestrale de Prokofiev – L’Amour des trois oranges compte plusieurs superbes passages symphoniques où l’on reconnaît les influences les plus variées – mais sans que jamais les instruments ne brillent au détriment des chanteurs.
 
Laurent Bury

 

 Prokofiev, L’Amour des trois oranges – Nancy, Opéra, 20 novembre ; dernière représentation le 22 novembre 2022 // www.opera-national-lorraine.fr/en/
 
Photo © Simon Gosselin

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