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La Chronique de Jacques Doucelin - Richesse et mystère de l’art musical

J’observais l’autre soir (27 septembre), non sans émotion, Pierre Boulez inaugurer le volet musical du Festival d’Automne à Paris en dirigeant salle Pleyel Pli selon pli d’après Mallarmé. Il était alors en 1958 dans la force créatrice de sa bouillante trentaine lorsqu’il se saisit des vers de son poète favori. C’était aussi un jeune homme révolté pour parler comme Camus, et indigné comme dirait Stefan Hessel. Cela lui est bien passé me disais-je en considérant la frêle silhouette penchée précautionneusement sur la partition, la tête légèrement inclinée sur l’épaule.

A 86 ans, sa démarche est restée allante et les gestes du chef n’ont rien abdiqué de cette précision chirurgicale qu’il a toujours appliquée aux musiques dirigées durant sa longue carrière, et qui fascine toujours autant les plus grands orchestres. Simplement, aujourd’hui les yeux du chef trahissent le compositeur au point qu’il décide de sortir de scène dès la fin de la première des cinq pièces de Pli selon pli pour se munir de verres plus forts. Comme quoi l’art d’assembler les sons n’est pas seulement affaire d’oreille, mais bien autant d’œil. Et pas seulement pour le chef d’orchestre.

Henri Dutilleux, l’aîné de Boulez d’une courte décennie et calligraphe de la musique devant l’Eternel, en a fait l’amère expérience avant lui : tracer les notes sur la portée, relire et corriger ont mis sa vue à rude épreuve. Pour les historiens de la musique, ces deux gloires nationales adulées depuis des lustres sur tous les continents symbolisent aussi les deux pôles de la création musicale savante au tournant du XXe siècle : Boulez le révolutionnaire intransigeant ; Dutilleux le traditionaliste. C’est vite dit et pratique pour les simplificateurs professionnels… Ce sont les cohortes de groupies qui contribuent à accentuer les différences. Et d’abord celles qui suivent indéfectiblement l’auteur du Marteau sans maître depuis l’époque héroïque du « Domaine Musical », premier instrument forgé par Pierre Boulez pour interpréter la musique dite moderne, et d’abord la sienne. Car finalement, l’Ircam ne sera dans le Beaubourg de Pompidou en 1978 que l’extension technologique de l’orchestre du Domaine.

Ces groupies ont aujourd’hui le chef chenu et rappellent furieusement les joyeuses « pédagos » désormais retraitées dont les rangs clairsemés constituent le fond de caisse du Festival d’Avignon… Ainsi en va-t-il des vagues des générations successives depuis Jean Vilar et quelques autres. De plus jeunes entrent certes dans la danse. On voit même des fonctionnaires, plus ou moins hauts dans la hiérarchie, obligés de faire bonne figure, car les mythes ont la vie dure et Boulez devenu inoffensif continue de faire peur : sinon comment expliquer l’application des politiques de tout poil et de tout bord à construire la grande philharmonie de Paris à la Villette ? Il s’agit d’abord de ne pas risquer de mécontenter le maître dont ils redoutent tant les esclandres !

Mais le créateur Boulez n’a pas qu’un visage : qui parmi ces détracteurs professionnels ou parmi ces faux jetons de l’acquiescement a pris soin de l’écouter plus avant ? Je pense au si émouvant - et bien oui… ! - Rituel in memoriam Maderna. Si Dutilleux baigne dans les univers plus larges de Baudelaire et de Van Gogh, Boulez a cherché son inspiration dans la rigueur de Paul Klee, de Mallarmé et de René Char. Mais il serait vain et malhonnête de les enfermer l’un comme l’autre : Dutilleux, son Quatuor Ainsi la nuit en témoigne, n’a jamais fui la modernité et son cadet dévoile toute sa sensualité dans le mariage subtil des timbres dans le droit fil d’un Debussy. C’est comme si l’on voulait enfermer Pierre Soulage dans le miroir de jais de ses laques noires ! Ce serait oublier les lumineuses vagues rosées de ses vitraux de Conques. Laissons sa place à ce riche Mystère de l’instant chanté par Dutilleux.

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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