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Jérémie Rhorer et le Cercle de l’Harmonie à la Philharmonie de Paris – En terre brucknerienne

 

L’Orchestre de Paris ayant annulé les concerts prévus les 5 et 6 janvier, l’actualité symphonique est particulièrement calme dans la capitale cette semaine, ce qui ne peut que contribuer à mettre en lumière la venue de Jérémie Rhorer (photo) et de son Cercle de l’Harmonie, vendredi 7 à la Philharmonie, dans un programme réunissant deux ouvrages exactement contemporains et tous deux en ut mineur : la Symphonie n° 1 de Brahms et la Symphonie n° 2 de Bruckner. La présence de ce dernier au répertoire de la formation peut surprendre ; on la comprend mieux en remontant d’un peu plus d’un an dans le temps.
A l’instar de tous les autres ensembles, le Cercle de l’Harmonie a été confronté à bien des annulations depuis le début la crise sanitaire. Des engagements ont toutefois heureusement pu être maintenus dont un, déterminant pour l’actualité qui nous occupe comme pour l’avenir de la formation et l’évolution de son répertoire. Invités de la prestigieuse Brucknerfest de Linz en octobre 2020, Rhorer et ses musiciens y ont en effet interprété avec succès la 1ère Symphonie de Brahms et la 2ème de Bruckner.
 
Une conscience informée du monde sonore de Brahms

« Il y a une unité dans notre projet depuis l’origine, explique Jérémie Rhorer, à la fois dans le monde lyrique et dans le monde symphonique, entre Gluck et Wagner d’une part, Mozart, Haydn et Brahms de l’autre, une ligne sans rupture dont Brahms représentait l’extrémité. J’ai donc abordé ce programme Brahms/Bruckner avec excitation, avec une certaine appréhension aussi car on est là vraiment dans l’exigence absolue quant à la facture instrumentale ; il ne s’agit pas d’instruments anciens mais d’instruments d’époque et il faut avoir une conscience informée du monde sonore pour lequel le compositeur écrivait. Je suis persuadé depuis toujours que Brahms tenait à la nature de ces instruments, il connaissait aussi leur possibilité d’expression et d’extension sur le bout des doigts – un peu comme un Ravel – ; il faut être absolument conscient de ce que le fait de jouer sur ces instruments va apporter au discours en général. »
 
Tradition et strates de déformation

 
Autre point essentiel dans son approche de Brahms, J. Rhorer insiste sur « la science du passé du compositeur, sa connaissance intime des maîtres du contrepoint, Palestrina en particulier, qui ne l’a jamais quitté, mais aussi sa connaissance de la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles, sans parler de Bach. Avant les compositeurs français de la fin du XIXe siècle, Brahms est le premier à introduire les modes grégoriens dans son langage, en particulier dans le monde symphonique – la 4ème Symphonie regorge d’exemples de coloration du langage tonal classique par ce biais. »
« J’ai la conviction, poursuit-il, que la tradition a accumulé des strates de déformation du message original. La culture moderne de l’égalité du son – dont Karajan est le plus éminent représentant – a pour conséquence malgré des réussites incontestables de dénaturer l’ambition mélodique de Brahms. Il n’y pas une ligne de Brahms qui n’ait pas son galbe personnel, tout cela est signifiant dans la structure et dans l’architecture globale. Ça me semble très important. De plus, comme pour le maîtres français et pour Bach, il faut souligner chez Brahms l’importance de l’influence populaire, de la rythmique de la danse.
 La conscience aiguë qu’a J. Rhorer de ce dernier point aide à comprendre la décapante vivacité de la lecture proposée dans l’enregistrement de la Symphonie op. 68 qui vient de sortir chez #NoMadMusic. Il marque le commencement d’une intégrale des quatre symphonies, auxquelles s’ajoutera le Requiem allemand.
« J’assume totalement l’idée que Brahms s’appuie pour dégager un climax sur la frénésie déclenchée par la pulsation rythmique et sur l’utilisation de figures de folklore, avoue-t-il. Le climax du 4ème mouvement de la 1ère Symphonie arrive par la tenue du tempo ; la tradition a toujours ralenti cette arrivée pour en faire quelque chose d’autre à mon sens. ».
 

Au travail avec le Cercle de l'Harmonie au Grand Théâtre de Provence © Caroline Doutre
 
Mysticisme et extension de la forme
 
L’invitation à la Brucknerfest aura aussi conduit J. Rhorer a faire évoluer sa perception de la musique de Bruckner. « Par son mysticisme, Bruckner se détache de ce qui dans le langage de Brahms est constitutif de son expression, Bruckner a une culture plus proprement classique, il se réfère à l’organisation presque abstraite de Beethoven, le travail sur les motifs, sur la substance de la forme sonate – l’opposition des thèmes. L’adjonction d’une idée de troisième thématique montre sa volonté de mettre en branle un monde plus vaste encore que celui de la forme sonate ; je pense que cette extension de la structure classique est poussée chez Bruckner par une inspiration d’ordre mystique. J’avais tendance à rattacher Bruckner à l’esthétique qui venait, celle de Mahler et de Strauss, plus qu’à celle dont il venait. Il ne faisait pas a priori partie du domaine d’extension de notre projet. La conjoncture m’amène à repenser les choses. » D’ailleurs, forts de la réussite de leur concert d’octobre 2020, Rhorer et ses troupes sont réinvités à Linz en 2024 – année du bicentenaire Bruckner – pour y interpréter rien moins que la 7ème Symphonie.
Le public a pour l’heure rendez-vous à la Philharmonie de Paris pour y entendre l’un des réalisations les plus méconnues de Bruckner. « La  2ème Symphonie est une partition merveilleuse, confie le patron du Cercle de l’Harmonie, même si j’ai quelques réserves sur sa construction – il faut reconnaître que quand on fait la comparaison avec Brahms ... –, mais si l’on regarde le 2ème mouvement, on découvre quelque chose de totalement abouti : il n’y a pas une note à en retrancher. »
 
Chef invité et ... compositeur !

 
L’activité de Jérémie Rhorer ne se limite toutefois pas au Cercle de l’Harmonie et, en tant que chef invité, des collaborations s’affirment avec des formations telles que la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen ou l’Orchestre de Monte Carlo, entre autres. Côté lyrique, un Don Giovanni à l’Opéra d’Amsterdam en novembre dernier pourrait bien favoriser la consolidation des liens du chef français avec cette maison.
Enfin, le lyrique nous donnera aussi, à une date (2023 ?) et sur des scènes encore à préciser, l’occasion d’apprécier le talent de Jérémie Rohrer compositeur. Il a en effet terminé l’élaboration d’un opéra, Le petit soldat de plomb, sur un livret de Fabienne Wegt. Le conte d’Andersen est à la source d’un ouvrage qui, précise l’auteur, « n’est pas un opéra pour enfants » et « s’appuie sur une double dramaturgie car l’enfant qui est au centre du conte vit de façon extrêmement douloureuse le divorce de ses parents. »
 
Alain Cochard
(Entretien avec Jérémie Rhorer réalisé le 8 décembre 2021)
(1) 2 CD NoMadMusic NMM 101 ( + Concerto pour violon op. 77 avec Stéphanie-Marie Degand)
 
Jérémie Rhorer / Le Cercle de l’Harmonie
Œuvres de Brahms et Bruckner
7 janvier 2022 – 20h30
Paris – Philharmonie
https://philharmoniedeparis.fr/fr/activite/concert-symphonique/23006-bruckner-brahms

Photo © Caroline Doutre

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