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8ème Festival L’Esprit du Piano de Bordeaux – Carrefour de générations – Compte-rendu

2010 : Bordeaux peut se prévaloir d’une riche vie musicale, mais une manifestation pianistique à sa mesure lui fait défaut. Fort de ce constat, Paul-Arnaud Péjouan, déjà co-fondateur et co-directeur artistique du Festival Piano aux Jacobins de Toulouse et de Piano en Valois-Angoulême, a eu l’intuition de proposer quelques mois plus tôt à Thierry Fouquet l’idée d’un festival de piano, fort du soutien de la Fondation BNP Paribas. Convaincu de sa pertinence, le directeur général d’alors accepte de placer le projet sous l’aile de l’institution lyrique bordelaise.
L’Esprit du Piano démarre en octobre 2010 (Aldo Ciccolini est l’invité d’honneur de la 1ère édition). A une vitesse qui souligne le besoin auquel il répondait, le nouveau festival trouve son public, aidé aussi par les qualités acoustiques du nouvel Auditorium de Bordeaux, écrin parfait pour l’instrument à clavier.
 
Depuis lors, à chaque automne, L’Esprit du Piano convie des interprètes de tous horizons (y compris le jazz) et toutes générations. La 8ème édition n’y aura pas dérogé à la règle ; une halte bordelaise d’un week-end nous aura permis d’entendre successivement Kun-Woo Paik (photo), Menahem Pressler et François Dumont.

Kun Woo Paik © DR

De retour d’une tournée triomphale en Corée – au cours de laquelle il a donné l’intégrale de Sonates de Beethoven ; défi dont il est coutumier (1)  – Kun Woo Paik a rendez-vous avec les auditeurs bordelais. Le bonheur de retrouver cet interprète en France va de pair avec la consternation éprouvée en songeant à la place scandaleusement réduite que lui réservent nos scènes, sans parler de l’inqualifiable désintérêt – pour ne pas dire ostracisme parfois – des radios « spécialisées » ...

Pudeur, simplicité absolue – Paik n’a pas été l’élève de Kempff par hasard ... – : la Suite française n° 5 de Bach qui ouvre le récital est tout à l’image de l’immense artiste que L’Esprit du Piano reçoit. Le BWV 816 prélude avec humanité à un programme qui mène ensuite à Brahms (2) et ses Variations sur un thème de Haendel. Septuagénaire Kun Woo Paik ? On a bien du mal à le croire en l’entendant conduire cette partition redoutable. Il ne perd certes jamais de vue la logique mélodico-harmonique du cycle, jamais non plus l’essence de son thème. Projection de la phrase, clarté du dessin – et du dessein ! – l’Opus 24 avance continûment, avec une justesse des caractères, une fluidité des enchaînements et une densité de la sonorité qui n’ont d’égal que le rejet de tout effet.

L’humilité – qui n’a rien à voir avec de l’effacement –  que Kun Woo Paik manifeste face à la partition fait songer aux mots d’Yves Nat : « Il faut s’oublier pour que la musique se ressouvienne ». On pourrait les placer en exergue de la Sonate « La Tempête » que l’artiste offre après la pause. Formidable manière que la sienne de faire ressentir la singularité d’une musique entre deux mondes, deux univers esthétiques, et de ne jamais surcharger d’intentions un propos qui fascine par son évidence.

Kun Woo Paik a toujours manifesté une profonde intelligence dans la construction de ses programmes ; son récital bordelais n’y échappe pas. Le final de l’Opus 31 n° 2 s’achève et – idée géniale ! –, sans un applaudissement s’enchaîne au B.A.C.H de Liszt. Des prédictions de la musique de Beethoven jaillit littéralement la Fantaisie et fugue lisztienne – pour retrouver Bach ! Depuis toujours, ce monumental diptyque est présent dans l’univers du pianiste coréen. Il en maîtrise tous les secrets – et les chausse-trapes – avec une humaine autorité et un sens architectural simplement prodigieux.

Face au succès, la séance des bis aurait pu durer longtemps. Humilité, là encore : après une entêtante Romance sans paroles op. 17 n° 3 de Fauré (3) et de longs applaudissements, Kun Woo Paik prend congé de son public. On sait gré à L’Esprit du Piano pour cette soirée sur les cimes : puissent bien d’autres salles et festivals français sortir du tournez-manège des habitudes et du conformisme, pour penser plus souvent à l’un des maîtres du piano contemporain !

Menahem Pressler © DR

Avec Menahem Pressler, bientôt 94 ans, son doyen est l’hôte du Grand-Théâtre. Difficile pour le commentateur de rendre compte d’une soirée ponctuée de merveilleux moments de poésie, mais durant laquelle hélas le poids des années se fait sentir ... Après la Chaconne de Haendel, l’ancien pianiste du Beaux-Arts Trio a rendez-vous avec ses chers Mozart, Debussy et Chopin. Il n’est que de regarder l’expression de son visage pour mesurer son bonheur de les retrouver. Bien que dans des tempos alentis et une dynamique très resserrée, la Fantaisie et la Sonate en ut mineur montrent tendresse et art du chant. Après quelques Préludes de Claude de France (Danseuses de Delphes, Voiles, La fille aux cheveux de lin, La cathédrale engloutie, Minstrels), La plus que lente et la Rêverie constituent des moments de grâce pure, au même titre que, parmi les Chopin (dont les Mazurkas op. 33 n° 4 et op. 59 n° 3 et la 3ème Ballade), la Mazurka en la mineur op. 67 n° 3. Clair de lune de Debussy en bis : une perle de poésie qui n’est pas près de quitter la mémoire des auditeurs ...

François Dumont © DR

Public nombreux le dimanche matin à l’Auditorium pour le récital de François Dumont qui, jour après jour, s’affirme parmi les pianistes majeurs de la nouvelle génération. A 32 ans, le Français (qui a d’ailleurs compté il y a une dizaine d’années parmi les élèves de Menahem Pressler), est un musicien extrêmement complet, à son aise en soliste, en musique de chambre ou en concerto (une intégrale des concertos de Mozart avec l’Orchestre Symphonique de Bretagne a commencé, sur le label de l’Orchestre, le deux Concertos de Ravel avec L. Slatkin et Lyon devraient sortir bientôt chez Naxos). Grand dévoreur de répertoire, Dumont reste sur des terres bien connues pour son récital bordelais. Mais quand Bach/Busoni, Chopin, Debussy ou Ravel sont servis avec autant d’art, on ne résiste pas !

Comme dans le bel enregistrement qu’il a signé (4), l’interprète se refuse à tout déballage virtuose dans la Chaconne BWV 1004. Son geste ferme mais jamais pesant se souvient de l’archet et la polyphonie conserve toujours une rayonnante clarté.
Pièce révélatrice de la nature chopinienne d’un pianiste, la Berceuse op. 57 montre un sens harmonique et une chimie des timbres admirables (on a hâte d’entendre l’enregistrement intégral des Nocturnes annoncé chez Piano Classics), avant que l’interprète ne s’empare de la Sonate n° 3 du Polonais avec un souffle, un lyrisme, une vision d’ensemble – un sentiment classique aussi – qui culminent dans le finale, d’une brûlante urgence.

Après l’intermède tout de charme, d’humour et de poésie de La Plus que lente de Debussy, François Dumont retrouve La Valse de Ravel. Autant l’on serait tenté de déconseiller à pas mal de virtuoses cette partition si problématique – pour ne pas dire impossible – dans sa version pour piano solo, autant, avec François Dumont, l’interprète en surmonte toutes les difficultés avec un contrôle dynamique sidérant pour toucher à l’essence même du « tourbillon fantastique et fatal ». Magistral !

Auditoire familial sous le charme – et qu’on arrête un peu de nous bassiner avec le vieillissement du public ! – : trois valses de Chopin et deux extraits de la Suite anglaise n° 3 en bis.

Alain Cochard

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Bordeaux, Auditorium et Grand-Théâtre, les 17, 18 et 19 novembre 2017
 
(1) Kun Woo Paik a enregistré l’intégrale des 32 Sonates pour Decca entre 2002 et 2005
(2) A propos de Brahms, Kun Woo Paik a enregistré un superbe Concerto n° 1 (avec Eliahu Inbal) et la transcription par l’auteur du Thème et variations de son 1er Sextuor, un disque hélas passé inaperçu en France lors de sa sortie (chez DG), tout comme, un peu plus tard, un récital Schubert d’une beauté rare (DG).
(2) Pièce qui ouvre le magique récital Fauré enregistré par Kun Woo Paik (Decca)
(4) 1 CD Artalinna

Photo Kun Woo Paik © DR

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