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Pelléas et Mélisande selon Martinoty : plongée aux abîmes


Les temps ont changé, on ne donne plus Pelléas et Mélisande en respectant la clause première du contrat passé entre Debussy et Maeterlinck : ne pas aller au-delà de la suggestion. Hier à Liège Sireuil s’engouffrait dans la brèche du wagnérisme et présentait un vrai drame, aujourd’hui au Théâtre des Champs-Elysées où Pelléas a maintes fois résonné, Martinoty opte pour un naturalisme qui semble constamment aller contre la musique – d’autant que Bernard Haitink ne lit jamais le drame, mais raffine son aura sonore comme seul Désormière le fit avant lui.

Oui, mais voilà, si l’on veut bien passer outre ce postulat qui est affiché franchement dès la première scène – rencontre banale au bord d’une fontaine, Martinoty ne prend personne en traître – on se trouve bien devant un spectacle abouti, une des vraies réussites de cette saison. Décors poussés au sombre, envahis par l’élément végétal, inextricables successions de tulles, lumières moirées, contre jours, ce Pelléas très en gouffre culmine dans la scène de la tour où un arbre gigantesque fait une cascade morte de ses racines-tentacules. La beauté du spectacle envoûte, avec un air secret d’Eternel retour : il récupère par ses dispositifs ingénieux et ses mises en espace esthétisantes une part du mystère que la partition distille.

Dans un tel contexte le geste de Martinoty qui montre tout et souligne, s’expose en quelque sorte d’autant plus. Rien n’est caché du tréfonds des personnages, on sait tout de la lunatique Mélisande, tout de ce Pelléas très sexuel qui s’est à jamais débarrassé des gourderies de l’adolescence, tout de cet Arkel bon seulement à moitié. Le principal danger à tant souligner le drame, c’est bien d’avoir tué la notion d’adolescence qui explique en partie les caractères flottant, indécis, des amants. Tout dans ce Pelléas se raccorde violemment à un monde d’adulte. Réduction de sens ou clairvoyance contre une tradition bien établie ?

Quoi qu’il en soit Martinoty nous entraîne très loin dans cette voie, il assume tout ce qui en découle et même par delà la mort de Mélisande, qui après avoir expiré se lève pour rejoindre le cadavre de Pelléas abandonné sur la margelle de la fontaine. Sous cette férule les chanteurs se tirent plus ou moins heureusement de leurs personnages. Jean-François Lapointe n’a aucun effort à faire, Martinoty lui demande exactement le Pelléas qu’il est naturellement : jeune homme testostéroné, au baryton sombre – le canadien chante certainement ses derniers Pelléas comme l’indiquent les aigus du duo d’amour, suggérés en voix de tête avec un splendide art du chant et va vers Golaud – qui ravit à son demi-frère la palme de la virilité.

Quelque chose du Pelléas conquérant d’Eric Tappy survit dans cette incarnation, la blessure en moins. Le monolithe Lapointe se heurte à une Mélisande plus composite et pourtant en voix somptueuse. Magdalena Kozena, qui articule parfois parfaitement et le plus souvent mange une patate chaude surjoue trop, certainement sous la pression de Martinoty, et accumule les erreurs : lorsque Golaud lui dit « pourquoi m’examinez vous comme un pauvre» elle joue le regard étrange alors qu’évidemment ce regard n’existe que dans l’esprit de Golaud. Erreur de lecture que Kozena appuie jusqu’à la caricature. Dommage. Si l’on suit bien le spectacle c’est toujours par elle que les éléments naturalistes s’exagèrent. Rheinart fait un Arkel caverneux, amer, plus prêts à mordre qu’à apaiser. Contresens ? Peut-être pas. Amel Brahim-Djelloul donne à Yniold une conscience d’adulte, et dans un chant très stylé. Sur-interprétation ? Oui, mais assumée. Marie Nicole Lemieux dramatise la lettre, tournant le dos à la tradition qui veut une lecture plate. On peut détester, mais l’art qu’elle y met, et jusque dans le fait de ne pas aller trop loin, est admirable.

Mais Golaud, son dilemme, qui l’a vécu et éclairé comme Laurent Naouri ? Van Dam allait très loin dans l’autisme du personnage. Naouri fait au contraire le chemin inverse, il ouvre à tous son âme, il se montre. Et pour parvenir à ses fins il invente un nouveau style de chant. La prosodie de Maeterlinck est proche du langage parlé. Naouri colle au mot et à leur flux, les colore d’intentions, habite leurs ambiguïtés. Pour cela il mixte habilement parole et chant. Il ne faisait pas ainsi voici sept ans lorsqu’il abordait Golaud en concert, in loco et déjà sous la baguette de Bernard Haitink. Cette manière qui rend justice à toutes les subtilités de l’écriture musicale n’est pas un artifice, elle permet enfin de saisir le personnage jusque dans ses contradictions les plus inextricables. En fosse, le National respire avec évidence une partition qu’il a toujours portée en son sein. Et Haitink, avec économie et nostalgie a simplement dirigé une des plus belles soirées de sa vie. Il le savait, aux saluts il pleurait discrètement.

Jean-Charles Hoffelé

Debussy : Pelléas et Mélisande, Théâtre des Champs-Elysées, le 16 juin, puis les 18, 20 et 22 juin 2007

Programme détaillé du Théâtre des Champs-Elysées

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Photo : DR

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